Des fictions pour une nouvelle gouvernance – Retour d’expérience

Article rédigé par Nicolas Gluzman, initiateur et personne source de futurs proches


Introduction

futurs proches est né d’une idée toute simple. Celle de rassembler des personnes soucieuses de leur avenir face aux grands enjeux de notre époque, et tenter de les projeter dans des futurs plus désirables, à travers un moment créatif et collaboratif. Un premier atelier voit le jour en janvier 2020. Celui-ci réunit une soixantaine de participant.e.s à Lausanne. L’intérêt se confirmant, d’autres suivirent. Ainsi, fin 2021, soit deux ans après le premier atelier, le collectif compte 52 membres, 50 ateliers ont été menés, près de 800 participant.e.s ont coécrit environ 200 micro-récits portant sur une quinzaine de thèmes différents. Au-delà de ces quelques chiffres qui traduisent le développement de l’activité, d’autres dimensions qualitatives témoignent également de ce développement: la structuration en une association officielle (mars 2021), diverses méthodes imaginées, testées et déployées, des partenariats et des mandats avec des collectivités, institutions ou associations se succèdent. 

Toutefois, un point n’avait été jusqu’alors peu pensé, celui de la gouvernance et du fonctionnement de l’association. Avant la création officielle de cell-ci (en mars 2021), futurs proches n’avait volontairement ni structure juridique, ni stratégie de développement, ni équipe formelle. Avec le développement des activités, l’absence de structure a rapidement trouvé ses limites et une association à but non lucratif fut créée, avec un comité d’administration et une charte décrivant nos principes de fonctionnement. Cette charte ne faisait que formaliser le rôle des membres et la façon dont les ateliers se mettent en place et sont animés. Elle abordait peu la thématique de la gouvernance et des prises de décision car jusque-là le besoin ne s’en était pas fait sentir. En tant qu’initiateur du concept, j’incarnais naturellement le rôle de personne source et semblais légitime pour prendre les décisions. Mais la frontière entre personne source et “monsieur je fais tout” était ténue, avec le risque grandissant d’empêcher toute prise d’initiative et de responsabilité des membres dans le développement de l’association. Par ailleurs, ce modèle présentait aussi de forts risques quant à la pérennité du projet et touchait aux limites de mon équilibre vie personnelle, professionnelle et associative.

Le rôle d’une personne source est certes fondamental, surtout dans les débuts d’un projet collaboratif. Mais à mon sens, elle doit rapidement structurer le projet afin de laisser de la capacité d’agir à ses membres. Pendant ces deux premières années, je n’ai pas eu le sentiment d’y parvenir.

Alors décision est prise de s’attaquer à ce sujet avec pour moi l’enjeu de créer les conditions qui me permettront de tenir le rôle de personne source, en créant les ingrédients indispensables pour que les membres aient du pouvoir d’agir.

Un premier cercle de personnes imagine la démarche qui nous permettra d’associer le plus grand nombre de membres dans ce processus collaboratif. En ressort que l’approche doit respecter les principes suivants : co-construction, les membres peuvent contribuer à n’importe quel moment du processus, approche facile à mettre en place (pas d’usine à gaz), 100% numérique.

La personne source est la personne qui prend le premier risque pour la réalisation d’une idée, d’une initiative. Elle devient ainsi un canal de réalisation de cette idée, le point où l’eau jaillit et devient visible, car cette idée vient avec l’énergie nécessaire à la prise d’initiative.

La personne source a un travail à faire, qui se répartit en trois grandes tâches, correspondant à trois principaux rôles : rôle d’entrepreneur : elle reçoit des intuitions – des idées, une vision – et s’investit dans leur réalisation ; rôle de guide : elle inscrit son initiative dans le futur en clarifiant et communiquant les prochains pas ; rôle de gardien : elle veille à ce que les valeurs et la vision de l’initiative soient respectées. Elle inspire ainsi à l’action un groupe plus large de personnes.

Les principes source et le concept de personne source ont été découverts1 dans les années 80 par Peter Kœnig. Plus d’informations ici: https://hugues.le-gendre.com/apprenti-sage/2022/principes-source/

6 étapes pour imaginer une nouvelle gouvernance pour notre association

Etape 1 : imaginer le futur de futurs proches à travers des micro-récits fictionnels

Naturellement, l’idée de s’appliquer à nous-mêmes notre approche rassemble tout le monde. Notre première étape est donc d’imaginer le futur de futurs proches à travers des ateliers d’imagination et d’écriture de récits par nos membres. Au total, ce sont 6 textes qui voient le jour, imaginés par une vingtaine de membres.

Ce qui ressort de ces visions futures:
–   Peu de changement sur la mission et la raison d’être de futurs proches. L’ADN reste la même.
–   Une expansion géographique avec un maillage dans les pays francophones, des antennes locales indépendantes et connectées à un “siège” ou une fédération
–   Beaucoup plus d’animateurs avec différents statuts qui co-existent (des salariés, des freelance, des bénévoles)
–   Une diversité dans les modes d’intervention : des actions locales, des festivals organisés par futurs proches ou une présence dans des grands évènements de type COP.
–   Une diversité dans les types de formats d’ateliers : des récits, des recueils, du théâtre, du dessin, de la vidéo …

Au niveau de la gouvernance et du fonctionnement interne, de nombreuses pépites parsèment tous les récits, ce qui conduit à la deuxième étape du processus

Résumé des récits

Festival CréaLim imagine un festival rassemblant 5000 personnes qui produisent 600 récits et le ministre de l’éducation qui vient annoncer que des ateliers inspirés de Futurs Proches seront proposés au sein des parcours scolaires en lycées afin d’habituer nos jeunes de se projeter dans leurs futurs souhaitables ». Chouette chaos ! imagine également un festival, mais à l’organisation calamiteuse qui invite à réfléchir sur notre organisation. Dites-le sans les mots décrit l’ expérience d’une potentielle future animatrice au Québec, son processus d’intégration dans l’équipe, ses doutes et son étonnement à trouver un réseau qui est capable de faire de ses doutes une source d’opportunités. Tous différents ! Tous d’accord ! rassemble les 10000 membres de futurs proches lors d’un rassemblement des délégations européennes et raconte les tensions entre les « pro » technologie et le mouvement technocritique au sein de l’association. Compte rendu de l’assemblée extraordinaire de l’antenne nantaise de Futurs Proches du 8 décembre 2028 imagine le quotidien d’une antenne locale de l’association et ses modalités de prises de décisions. Interview à l’antenne nantaise – le 8 décembre 2028, reprend ce dernier récit sous le mode d’une interview en y approfondissant certains concepts (antennes, rôles).

Etape 2 : Identification des pépites dans ces récits en lien avec les thématiques de gouvernance et de fonctionnement de l’association.

Dès le début du processus collaboratif, les objectifs étaient très clairs : il ne s’agissait pas de définir une stratégie opérationnelle découlant d’une vision moyen/long-terme de l’association mais bien plutôt de nous concentrer sur notre gouvernance et notre fonctionnement interne. Le principe était le suivant : concentrons-nous d’abord sur la question de comment collaborer ensemble et de mieux nous connaître avant d’imaginer ensemble ce que nous voulons pour le futur.

De chacun des récits, nous avons donc extrait tout ce qui se rapportait à des enjeux de gouvernance et de fonctionnement interne. En voici deux extraits:

«  Je n’ai pas tout compris, Futurs Proche est une vraie pieuvre. Comme j’ai compris, il n’y a pas une personne qui gère mais apparemment plein de cercles avec des co-responsables tournants pour chaque cercle. ll y en a un pour la gestion quotidienne, un autre pour la gouvernance et des cercles par région. Il a en plus des cercles par thématique, par exemple: l’analyse et l’utilisation des récits, les méthodes d’imagination, l’accueil des nouveaux membres, l’animation de la communauté etc. Je n’ai pas bien saisi qui pouvait être responsable de cercle et ce que cela impliquait mais on m’a attribué un parrain, Rhyad, qui pourra m’accompagner dans mon intégration si je souhaite effectivement rejoindre l’organisation. »

Issu du récit « Dites le sans les mots »

« Il y a  maintenant 8 mois de ça, tout avait commencé par un message de Martine qui proposait de monter un événement « GIGANTESQUE qui regrouperait toutes les antennes locales » avait-elle inscrit sur le canal général. Un groupe s’était formé autour d’elle et la machine était lancée ! Elle a été surprise d’un tel engouement spontané, la facilité avec laquelle le projet s’est monté. Elle a obtenu les 3 OUI* et a été validé par les Keepers ** en un rien de temps.

Issu du récit « Festival Créalim »

Etape 3 : Structuration des pépites en propositions élaborées

A partir de ces pépites, naturellement imparfaites, partielles, peu élaborées, nous en avons tiré 11 propositions plus claires et structurées. Par exemple, l’extrait sur le rôle des « keepers » a été formulé ainsi :

Création de 4 typologies de membres : les garants, les membres réguliers, les membres occasionnels et les résidents. Les Garants sont les garants de la vision long terme et de l’ADN de futurs proches. Ils ont un rôle consultatif en cas de désaccord ou d’initiatives qui posent question. Et un rôle décisionnaire quand on le leur demande. Ils ont un droit de véto (sans forcément qu’ils doivent être consultés) sur les gros projets, garantissent en dernier recours que l’esprit de l’association ne soit pas dévoyé.

L’ensemble des propositions se trouve sur ce tableau de travail :

Etape 4 : Ateliers collaboratifs de bonification des propositions avec les membres

Une fois l’ensemble des pépites transformées en propositions concrètes, solides et faciles à comprendre, nous avons organisé 2 ateliers pour permettre aux membres de bonifier ces propositions, d’y apporter des objections voire de les rejeter. Une trentaine de membres ont participé à ces deux sessions, y compris des personnes n’ayant pas contribué aux récits dans la première étape.

Dans le tableau de travail précédent, ce sont les multiples post-its de questionnements ou amélioration en face de chaque proposition.

L’intérêt de cette étape est multiple :

  • Elle opère une sorte de « crash test » des propositions émises en les confrontant à la réalité des membres car c’est bien eux et elles qui vont ensuite les respecter et les mettre en application.
  • Elle permet de faire le tri entre les bonnes idées, les moins bonnes, celles pour lesquelles nous sommes prêts, ou celles pour lesquelles il serait préférable de temporiser.
  • Elle renforce un travail collaboratif asynchrone entre des membres qui ont pu ou n’ont pas participé à l’étape 1 d’imagination des récits.
  • Elle permet le débat entre les membres et l’éclosion d’opinions divergentes entre les membres pour améliorer les propositions.

Etape 5 : Convergence et synthèse des idées

A la fin de ces deux sessions de bonification, chaque groupe a effectué une synthèse de ce qui lui semblait le plus juste pour le fonctionnement de futurs proches.

Un exemple parmi d’autres: une idée centrale et structurante issue des étapes précédentes était la mise en place d’un cercle général et de cercles dits « de fonctionnement » pour faire avancer les différents chantiers de l’association. Très inspiré des modèles sociocratiques. 

Dans cette proposition, le cercle général était le garant de la gouvernance, de la comptabilité, du compte bancaire, des outils numériques et de leurs accès, de la liste des membres. Il est constitué des pilotes des cercles de fonctionnement au nombre de cinq : le cercle « Récits » qui se concentrait sur l’utilisation et valorisation des récits produits lors de nos ateliers, le cercle « Communication » s’occupait de notre communication externe, le cercle « Design et méthodes » explorait des nouvelles méthodes, le cercle « Communauté » se concentrait sur le recrutement, l’intégration et la communication interne auprès des membres, le cercle « Ateliers » s’occupait de la gestion opérationnelle des ateliers et des partenariats. Les cercles fonctionnent en autonomie. Ils fixent leurs priorités, rythme et fonctionnement comme ils le souhaitent. Ils disposent d’un budget qu’ils peuvent dédier à ce qu’ils souhaitent. Chaque cercle a le même budget en début d’année.

Peu de personnes s’opposaient fermement à cette proposition, mais beaucoup d’objections sont apparues :

  • Les membres ne se connaissent pas toutes et tous, il peut-être prématuré de mettre en place cette autonomie
  • L’ensemble des tâches à mener n’est pas claire pour toutes et tous. Pour le moment, la base (qui est de pouvoir organiser un atelier seul.e) n’est pas encore bien établie
  • La taille de l’association ne nécessite sans doute pas une gouvernance trop compliquée qui pourrait vite tourner à l’usine à gaz
  • On ne connaît pas tous les souhaits des membres quand à leur niveau d’engagement souhaité.

Ainsi, la proposition se transforme en un renforcement du rôle du comité d’administration actuel qui se concentrerait sur la stratégie de développement de l’association et la création d’un cercle général constitué de membres qui souhaitent aider sur les activités opérationnelles développement de futurs proches . Cela permettrait notamment de souder un premier noyau dur et de s’entraider pour permettre le fonctionnement de l’association tout en favorisant l’autonomie des membres. L’idée de partager les responsabilités à travers des cercles semblait ainsi prématurée, même s’il semble que ce soit la direction dans laquelle se dirigera l’association à terme. Il était intéressant de noter que le même constat a émergé lors des deux ateliers de bonification réunissant des membres différents.

Voici le schéma final de notre fonctionnement et gouvernance

Etape 6 : Vote en Assemblée Générale

L’ultime étape fut de voter les propositions issues des étapes précédentes pendant l’ Assemblée Générale de l’association. Il s’agissait d’une formalisation officielle instituant les changements.

Sept propositions furent votées. Elles concernaient la gouvernance, le système de billetterie, le prix des ateliers, les interventions privées, les nouveaux membres, le système de parrainage et l’autonomie des membres. D’autres propositions n’ont pas été soumises au vote car à l’issue des phases de bonification elles n’avaient plus trop de sens pour cette année.

Ces propositions votées, le CA a ensuite rédigé la charte 2022 qui détaille notre mode de fonctionnement, charte que nous communiquons à toute nouvelle personnes souhaitant nous rejoindre.

Les points clefs de succès et ce que nous aurions pu faire différemment

Les points clefs de succès semblent avoir été les suivants :

  • Laisser du temps au temps pour un sujet aussi important et ne pas se ruer à prendre les décisions: le processus a duré 3 mois. Il a été initié en décembre avec les récits, puis en janvier ont eu lieu les sessions de bonification et en février le vote en Assemblée Générale.
  • Créer le processus permettant à chaque membre de contribuer là où c’était jute pour elle ou lui. Il s’agissait donc d’un processus asynchrone et collaboratif même si tout le monde n’a pas contribué à tout. Finalement, environ 40 membres ont contribué au processus sur les 50 que comptait l’association à la fin 2021.
  • Ne pas copier coller une gouvernance observée par ailleurs ou théorisée comme la sociocratie ou la gouvernance partagée.
  • Faire 2 sessions de bonification avec des membres différents. Afin d’identifier les points de divergence et de convergence
  • Donner la décision finale à l’Assemblée Générale et ainsi respecter nos statuts.

Ce que nous aurions pu faire différemment :

  • Sonder en amont chaque membre sur sa relation à futurs proches et ce qu’il ou elle pensait essentiel de garder, améliorer ou arrêter.
  • Se faire accompagner par quelqu’un d’externe pour apporter un regard extérieur.

Ainsi, le processus global a permis de créer les bases du fonctionnement pour 2022, de créer et renforcer des liens entre certains membres et garantir une certaine pérennité aux activités de l’association en partageant davantage la responsabilisé et le pouvoir d’agir. Suite à ces décisions, la mise en place de cette nouvelle charte en cours d’implémentation au sein de notre association avec le motto « apprendre en faisant ». RDV en 2023 pour mesurer l’efficacité de ce nouveau modèle.