Youssef arrive à Mazagran

Récit imaginé par Tiphaine ChomazLéopoldine MennessierAlexandre Vasseur et facilité par Laetitia Vitaux dans le cadre l’atelier futurs proches réalisé le 17 juin 2023 à La Maison de l’Environnement de la Métropole de Lyon, dans le cadre de la journée « De(s)connexions ».

Thème de l’atelier :  Et si en 2043, l’usage numérique privé était proscrit par la loi ?


Nous sommes en 2043. 

L’usage numérique privé est maintenant proscrit par la loi partout en France.

Lyon n’échappe pas à la règle.

Sur décision du Conseil Citoyen Territorial, depuis 2035, seules les Maisons de Quartier ont encore le droit d’utiliser les outils numériques.

17 août 2043

Il est 7h du matin : un soleil d’huile se lève sur la place Mazagran. Les ombres portées des arbres du square se projettent sur le corps de Youssef. Je découvre son corps, chétif, inanimé, à 200 m de l’entrée de la « Grandmaison » notre maison de quartier. Je palpe ses poches et relève les restants des papiers dans la poche intérieure, qui me permettent de confirmer l’identité de Youssef : 27 ans né à Téhéran d’un père algérien et d’une mère iranienne.

À 27 ans, Youssef est sorti diplômé d‘une école d’ingénieur IT et se prédestinait dans sa capitale à des fonctions d‘administrateur avant un départ prématuré hors de son pays (j‘y suis modestement pour quelque chose).

« Youssef » : ce prénom m’a toujours plu !

Youssef doit sûrement sa vie sauve à son GPS de téléphone dont la batterie s’est déchargée, le restant de charge lui ayant permis de se guider jusqu’au quartier Mazagran, avant de perdre le contact. Mon GPS aura pu identifier sa position, le retrouver malgré sa batterie à plat… Technologie ou instinct , qu’importe, nous nous sommes retrouvés !

Je réveille Youssef par quelques tapotements sur la tête et en profite pour vérifier sur le crâne sa température corporelle. Tous nos smartphones sont équipés d’office de capteurs de température, si utiles en ces temps de réchauffement climatique.

J’ouvre la porte de la maison de quartier et épaule Youssef jusqu’à l’entrée.

3 jours, auparavant, Youssef tapotait d‘un pied impatient dans l’aéroport de Téhéran.

Mais aujourd’hui, c’est différent…

Vite, vite, vite ! 

Son corps est asséché, il a la peau sur les os, ses cernes sont creusés et son teint pâle. 

En plus de sa température élevée, avec ce que j’ai l’habitude de voir chaque jour, ça ne peut être qu’une chose : il meurt de faim et de soif…

Avec Youssef inanimé autour de mon épaule, je me dirige vers l’entrée gauche du tiers lieu aussi vite que possible. J’appuie sur le gros bouton d’urgence sur l’écran tactile et je crie « Ramenez de l’eau ! Beaucoup d’eau ! Et une bonne ration en plus ! » 

Encore un moment d’attente le temps que les équipes reçoivent, écoutent les messages dans les cuisines et préparent le plateau que j’ai demandé… Mon coeur bat la chamade, c’est la minute la plus longue de toute ma vie ! 

Heureusement, Louna, notre robot, a pris rapidement la relève. Ronde et lisse, elle roule et arrive à toute allure en évitant tous les obstacles. Avec le plateau stable, elle fonce vers Youssef sans rien faire tomber. Elle se met devant lui, le fait boire, et à l’aide de sa petite fourchette robotisée, elle lui sert lentement avec délicatesse un bon repas préparé. « Un bijou de technologie » on aurait dit dans le temps, mais moi je la décrirais plutôt comme une vraie boule de convivialité.

Pendant que Youssef reprend des forces et que Louna lui fait la conversation avec quelques phrases basiques dans sa langue natale (car oui, elle parle en plus !), je me précipite vers la pièce d’à côté pour démarrer « Sanofifi »‘. C’est une des pépites de ce lieu, LA réussite du 21e siècle selon moi ! Un calculateur roulant qui en une seule goute de sang est capable de détecter l’ensemble des maladies présentes dans un corps humain. Elle détermine les causes et propose en fonction différents traitements médicamenteux ou non. 

À l’aide de ma camarade infirmière Jade, en l’espace de 10 secondes, avec sa petite seringue sans faire de mal, Sanofifi prélève, analyse et affiche sur son écran les résultats. Le diagnostic est clair et complet. « Bliblopblipblopblipblopblus ! » Un constat peu anodin, mais loin être gravissime. Le calculateur s’exprime : « Le patient est sous-alimenté, il a quelques carences et une température corporelle élevée… À son niveau, les gestes à faire sont simples, il faut beaucoup de repos et l’aider à reprendre progressivement des forces avec tous les apports nécessaires. D’ici quelques jours, l’individu sera à nouveau sur pied ! » 

Aussitôt dit, aussitôt fait ! Avec Jade, nous portons Youssef vers la Chambre Zen et nous l’amenons dans un lit au calme loin des bruits et des regards. Enroulé dans les draps propres, il s’endort.

En attendant que Youssef se repose, je vais voir Anna, Claire et Valentin pour les aider sur leur projet de potager partagé. Ils viennent utiliser les ressources numériques de la Maison une fois par semaine. Ils ont super bien avancé, d’ailleurs ! Mais bon, je raconterai ça plus tard.

À un moment, Jade vient me chercher pour me dire que Youssef s’est réveillé. Du coup, je retourne le voir dans la Chambre Zen. Il a l’air d’aller beaucoup mieux ! Pour la première fois, je le vois sourire. Je meurs d’envie qu’il me parle de tous les détails de son périple depuis Téhéran. Et puis qu’il me raconte ce qu’il est devenu ces dix dernières années : sa vie à Téhéran, ses anecdotes de cueilleur de cerises… Mais y’a un souci majeur : Youssef parle le perse, et moi juste le français… Eh oui, à l’époque de notre rencontre virtuelle sur les réseaux, on s’écrivait grâce à des outils de traduction automatique depuis nos smartphones, mais maintenant que leur usage individuel est proscrit, c’est plus compliqué !

Du coup, je lui fais signe de me suivre jusqu’à la Salle du Partage, dans laquelle se trouve un vieil appareil vocal qui s’appelle… la « Gol-Gol-Home » je crois. Ça aussi, il parait que ça se faisait beaucoup dans les années 20 ! 

J’ai galéré à faire marcher le bidule, parce que, bon, à l’époque, ils devaient avoir des super connexions sans fil, mais pour nous, maintenant, tout se fait avec plein de câbles, et il faut attendre un moment pour que ça se connecte. Pendant ce temps, Youssef attend sereinement sur le canapé.

Une fois tout le bouzin branché, je peux enfin poser mes questions à voix haute à la Gol-Gol-Home pour qu’elle traduise mes questions en perse, puis les réponses de Youssef en français. Youssef m’explique alors qu’il a quitté Téhéran parce que la température devenait invivable, et parce que lui et plusieurs de ses amis étaient menacés d’emprisonnement pour avoir tenu pendant 4 ans un café queer secret dans les sous-terrains de la ville. Il me dit qu’il a beaucoup hésité à venir, parce qu’il n’est pas sûr de se sentir pleinement accepté ici aussi, et parce qu’il a entendu dire qu’il est très difficile de trouver un emploi en France en 2043.

Je lui réponds un peu ironiquement que l’un des rares « avantages » du dérèglement climatique, c’est qu’il y a beaucoup de cerisiers aujourd’hui à Lyon, mais encore trop peu de monde pour s’en occuper !

Je lui parle du projet de potager partagé et ça lui plaît beaucoup, et puis je crois qu’il a particulièrement hâte de rencontrer Valentin !

Demain, je travaille encore à la Maison de Quartier, alors je passerai le voir pour continuer à discuter de tout ça avec lui et pour l’aider dans ses démarches. C’est une des fonctions de la Maison de Quartier, après tout.

Avec le recul, je trouve qu’on a bien fait de choisir les Maisons de Quartier comme dernières gardiennes du numérique et de diversifier leurs attributions autour de ce bien public. Chaque jour nous en apporte une nouvelle preuve.

J’espère que Youssef ira encore mieux. 

J’espère que sa famille et ses amis ne lui manqueront pas trop.  

J’espère qu’à ma manière, j’arriverai à lui montrer tout ce que je trouve beau ici : la bienveillance, l’entraide, la résilience, et les bons restos du quartier.

À demain, cher journal !

Joseph

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