Rien ne se perd, rien ne s’oublie

Récit imaginé par Coline LAURENT, Rodolphe HUARD et Jérôme CUNY facilité par Marie-Luce STORME dans le cadre de l’atelier futurs proches réalisé le 30 avril 2022, en partenariat avec Printemps écologique et Ouishare, au titre des Rencontres de l’écologie et du travail, portant sur le thème « consommer », dans le contexte du scénario 1 « société frugale » de l’ADEME.

Thème de l’atelier:  Et si demain, on consommait sans surexploiter nos ressources humaines et naturelles ?  


12 Mai 2050, Vaucresson, 8h17
Un vacarme me réveille. Mais que se passe-t-il ?
C’est la porte du garage qui s’ouvre. Je suis éblouie par l’intensité de cette lumière que je n’avais pas vue depuis si longtemps. J’entends maintenant des voix. Mais qui sont ces gens qui m’observent et me dévisagent ?

Je dois avouer que je ne suis pas malheureuse à l’idée de retrouver un peu de compagnie, mais ça m’inquiète un peu aussi. On me touche, me bouscule. Me voilà maintenant dehors, tirée à vive allure vers une destination inconnue.
Que s’est-il passé ? Où est Alfred ? J’ai peur.

On roule et roule toujours. Les minutes sont longues. Pourtant, je reconnais ce lieu ! Nous étions souvent passés par ces routes, mais il n’y avait pas tant de vélos… et puis, on n’avait jamais franchi les portes de ce grand portail rouge. Que va-t-il m’arriver ?

J’entends quelqu’un qui parle, c’est le conducteur du camion !
« Merci, Gilbert, tu sais ce qu’il te reste à faire »
Est-ce que je viens de changer de propriétaire ?

Qui est ce Gilbert, qui commence à ouvrir mes portières, et m’ausculter sous tous les angles ? Jamais depuis des décennies quelqu’un n’avait pris si peu soin de ma personne ! Outrée, je tente tant bien que mal de faire entendre mon exaspération. Ça ne semble pas lui faire peur, bien au contraire ! Le voilà qui ouvre la boite à gants, et découvre l’enveloppe.

Je me souviens qu’Alfred l’avait glissée dans la boite à gants, juste avant de refermer pour la dernière fois la porte du garage. Les yeux de Gilbert font des allers et retours entre le papier vieilli et moi. Qu’est-ce qu’elle peut bien raconter, cette lettre ?
« Eh bien, il t’aimait beaucoup ton ancien propriétaire » s’exclame Gilbert.
Il se met à déclamer en tournant autour de moi : « Cette voiture n’a pas été juste un outil pour moi. C’est dans cette voiture que nous avons quitté la mairie après s’être mariés en 1954. C’est sur la banquette arrière que Maryse tenait dans ses bras notre fils en revenant de la maternité le 17 juillet 1956. Cette voiture porte une part de notre Histoire. Une partie de notre vie de famille. Que celui qui t’a trouvé en prenne soin, et lui donne une nouvelle valeur, pertinente à ses yeux.

Ça me touche d’entendre tous les souvenirs qu’Alfred a gardés de notre relation sur 80 ans. Je pensais qu’il m’avait oubliée.
« Mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de toi ? – me demande Gilbert – il n’y a plus aucune voiture traditionnelle sur les routes, et encore moins à moteur thermique ! T’es même la première que je vois ! Ton Alfred, il me fait penser à mon grand-père. Toujours à me parler de sa moto et de sa voiture !  Moi, je suis censé te désosser, j’ai pas le choix, c’est la loi ! » conclut Gilbert dépité.

Il continue de tourner autour de moi, ouvre mon coffre, pose sa main sur le cuir de mes sièges. Je le sens hésitant. Est-ce qu’il examine la meilleure façon de me découper ?

15 Octobre 2050, Vaucresson, 8h40.
Le vacarme me réveille, mais disons que je commence à m’y faire.

Qu’est ce qu’ils sont bruyants quand même ces nouveaux colocataires ! A peine le soleil se lève qu’ils sont déjà là, armés de leurs marteaux et de leurs ponceuses, à démonter, remonter, fabriquer leurs objets « low tech » comme ils disent. C’est bien les jeunes ça, toujours à mettre des mots en anglais partout comme si on en avait pas déjà assez.

Moi, je ne comprends toujours pas comment leurs inventions peuvent fonctionner sans essence. Un moteur faut bien qu’il tourne, non ? Enfin, c’est plus mon domaine ça.
Mon moteur, ça fait longtemps qu’il ne vient plus alourdir mon châssis. D’ailleurs, qu’est-ce qu’on se sent bien, sans châssis ! Cette histoire de recyclage, ça fait vraiment voir les choses sous un nouvel angle, je dois bien l’admettre. Si on m’avait dit que je serais heureuse, sans le moelleux de mes pneus, séparée de mon volant et loin de ma boite à gants, qui était un peu mon coffre-fort à moi !

Si je suis toujours là à vous parler, c’est que Gilbert m’a fait un beau cadeau. Il a gardé mon siège conducteur. Celui-là même dans lequel Alfred a vécu tant de souvenirs. Il lui a rajouté des pieds, a raboté quelques angles – surtout la partie du dessous, qui était bien déglinguée – et il a fait de moi un sacré fauteuil.

D’ailleurs, il a interdit à ses sauvages de « colocs » de m’utiliser. Il dit que je suis trop fragile. Mais moi, je me sens tellement bien. Je suis utile.