Le Voyage à Nantes

Récit imaginé par Anne-Laure Jamin, Natacha Trahan, Clotilde Damerose, Fayrouz Chaouache Lagarde et facilité par Hélène Chesnel et Lauriane Pouliquen-Lardy dans le cadre de l’atelier futurs proches réalisé le 10 mai 2023 en partenariat avec Open Lande.

Thème de l’atelier :  Et si, en 2050, Nantes avait réussi sa transition écologique ?


10 mai 2050 – Il est 7h, il fait 28°C. Je viens d’arriver à Nantes avec la Goélette, après cinq jours de voyage en mer. Je passe à côté du potager extraordinaire que je traverse avec mes trois sacs (il paraît qu’il y avait des Machines ici avant). Je dois rejoindre la place de la Sarriette. Comme mes bagages sont lourds, je prends un vélo Cargo.

Je suis arrivée à la fameuse place de la Sarriette.

C’est une place circulaire végétalisée et couverte, du coup il fait plutôt frais. Ça grouille, il y a du bruit, de l’activité. C’est très vivant. Je vois des enfants qui quittent la place pour partir à l’école. Mais ce que je remarque surtout, ce sont les nombreux artisans. Cette place est réputée pour ça : certains sont spécialisés dans les végétaux et les plantes ; ce sont les herboristes, apothicaires… C’est de là que vient le nom de la place de la Sarriette. D’autres encore sont spécialisés dans la réparation des objets ; ce sont les cordonniers qui travaillent le cuir végétal, il y a aussi un réparateur de mobilier… et un menuisier. Le temps s’arrête lorsque nos regards se croisent.

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11 mai 2050 – Il est 2h du matin, je suis réveillée par un bruit sourd. Par ma fenêtre ouverte au deuxième étage, je regarde la place et cherche l’origine de ce bruit. Ce sont des coups de marteau qui proviennent de la menuiserie. Sam, que j’avais repéré·e la veille, est concentré·e sur son travail et ne me voit même pas. Je l’aborde et nous faisons connaissance. Iel me raconte son quotidien, entre son travail de menuiserie et sa contribution à l’entretien des espaces boisés. Sam est débordé·e et doit travailler la nuit pour s’en sortir. Iel m’explique que Nantes a réussi sa transition notamment grâce à la contribution de chacun aux tâches collectives. Pour sa part, iel s’occupe de l’élagage, ce qui est certes en lien avec ses centres d’intérêt mais totalement incompatible avec son travail. Et Sam n’est pas seul·e avec cette difficulté. Iel me raconte le cas de Véra, docteure de métier et responsable du tri des textiles, l’histoire de Mara, livreur à vélo et permaculteur. Pour que cela fonctionne, il a été décidé que les contributions à la collectivité se fassent les jours de travail, dans le cadre de la semaine de quatre jours qui a été instaurée depuis dix ans. Visiblement, ça ne marche pas… Sam s’excuse pour le bruit et reconnaît qu’il n’est plus temps de discuter mais d’aller se coucher. Me voilà donc à nouveau dans ma chambre. Cette situation me tourmente et m’empêche de m’endormir. Nantes, reconnue pour sa réussite, serait au bord du burn out ! C’est trop dommage…

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16 mai 2050 – Je reprends ce vlog avec quelques jours de retard. La situation de Sam m’avait tellement perturbée que je lui ai consacré toute mon énergie. L’autre jour, après notre discussion, je n’ai pas lâché l’affaire. Dès 5h du matin, soit à peine quelques heures après notre discussion nocturne, j’ai retrouvé tous les habitants sur la Place pour le petit déjeuner. Par ces fortes chaleurs, les journées débutent très tôt et, pour gagner du temps et des ressources, les repas sont pris en commun. C’est là que j’ai décidé de mettre le sujet sur la table. Les témoignages des uns et des autres sur leurs journées de travail étaient effarantes. Purement et simplement, du surmenage ! Pourtant, personne n’en parlait. La honte de ne pas y arriver, l’envie de contribuer, les journées qui passent trop vite… La parole pouvait enfin se libérer et le sujet a occupé nos échanges jusqu’aux chaleurs de midi, où, d’un commun accord, il a été décidé de dédier une journée de temps libre aux contributions collectives. Avec Sam, cette histoire nous a rapproché·e·s. Je m’attache de plus en plus à iel. Je commence à croire que Nantes a pris le bon chemin et moi aussi…

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15 juin – Je m’épuise, j’ai l’impression de tourner en boucle, je sais que notre système de contribution collective est possible tout en étant simple et fluide. On a imaginé de dédier chacun une journée sur notre temps libre. Malheureusement ça ne marche pas non plus, tout le monde ne parvient pas à jouer le jeu. Seuls quelques volontaires sont réguliers, les autres se font happer par d’autres obligations. Tout le monde s’épuise, entre ceux qui contribuent plus que demandé et les autres qui culpabilisent. La solution existe, j’en suis sûre, je vais resolliciter le « conseil des sages » encore une fois sur la place.

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17 août – Déjà deux mois ont passé et je n’ai pas eu le temps de poursuivre mon vlog audio.

Avec les Nantais de la place, on ne s’est pas arrêtés. Nous travaillons à fond sur l’organisation du temps de travail, sur la construction de nos journées, de nos semaines. Avec cette problématique : comment vivre durablement sans nous épuiser à la tâche ? Avec la Transition, partout en France, nous utilisons moins d’énergies fossiles. Nous en réservons la consommation à des usages strictement nécessaires. Cela implique que nous utilisions davantage notre énergie musculaire et que nous ne relayions plus la fabrication et la réparation aux machines. Avec ce projet de restructuration du temps, nous espérons mieux coordonner nos forces pour moins se fatiguer inutilement et ainsi profiter du temps de nos vies. C’est sans aucun doute la plus précieuse des ressources qui nous est donnée.

Ce travail de ré-organisation me fait penser à mon ancien boulot dans la tech, où j’avais réussi à faire instaurer une journée de solidarité mensuelle. L’espace d’une journée, chaque salarié.e pouvait donner de son temps pour une association. C’était une journée de bénévolat payée en quelque sorte.

Aujourd’hui, la problématique est différente. Le périmètre n’est pas seulement une entreprise mais bien toute une communauté, voire même la ville entière. Heureusement, Sam est un soutien immense. Nous nous sommes beaucoup rapproché·e·s depuis notre première rencontre en mai. Je n’ai toujours pas osé lui dire qu’iel me plaisait. Nous passons toutes nos soirées ensemble. Je me sens si bien avec iel. Tout semble possible à ses côtés.

Ce soir, enfin, il faut que je tente quelque chose…

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18 novembre 2050 – Déjà la saison humide. Après des mois d’essais consécutifs et d’itérations qui ne nous convenaient pas, nous sommes enfin arrivés à la version finale de notre partage du temps. Désormais, tous les quatre jours, nous consacrons une journée à agir pour l’intérêt général. Nous l’avons appelée « la journée des colibris »  : semer des graines dans notre potager collectif, entretenir les cultures, les récolter, les distribuer aux habitants du quartier, mais aussi aider à la rénovation de bâtiments en les adaptant au nouveau climat nantais, rendre visite aux personnes défavorisées… Les missions ne manquent pas. Bien sûr, cette journée n’est pas la même pour tout le monde, il faut bien subvenir à nos besoins tout au long de la semaine ! Alors nous avons pensé à un roulement. Sam et moi avons choisi le même jour d’intérêt général, on voulait se croiser forcément. Mais ce n’était pas le sujet… Cette organisation nous apporte tant de sens : en mettant tous la main à la pâte, nous avons renforcé la cohésion et la solidarité dans le quartier. De plus, notre rapport au vivant est plus proche qu’avant. Oui, les technologies sont primordiales, elles nous ont apporté et nous apporteront encore beaucoup de progrès, cependant elles ne suscitent pas autant de moments conviviaux et ne créent pas en nous autant de souvenirs que ces temps où l’on se sent contribuer ensemble à la pérennité de notre avenir.

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10 mai 2051 – Le temps file lorsqu’on est passionné et actif ! Au revoir Nantes, au revoir les habitants de la place de la Sarriette ! Je remonte sur la Goélette. Je ne suis pas seule. Sam est avec moi, nous allons à Brest pour apprendre les coutumes locales et y apporter notre expérience nantaise !

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