Goutons demain

Récit imaginé par Camila Leandro, Jerome Chesson , Emilie Renaude, Jeremy Dabadie et facilité par Delphine Ekszterowicz dans le cadre de l’atelier futurs proches réalisé le 2 décembre 2021.

Thème de l’atelier : « Le lien dans l’adversité, quels récits imaginer pour créer, entretenir ou réparer des liens dans un contexte d’effondrement? ». Atelier mené en collaboration avec Charline Schmerber, praticienne en psychothérapie éco-anxiété.


« Huit ans. Huit ans ! »

Monsieur Vigneron, cuisinier de son état et de sa communauté, se remémorait l’événement le plus triste de sa vie. Il y a huit ans de cela, sans qu’on ait su l’expliquer, tout le village avait perdu l’usage des papilles gustatives. Tout était fade. Le vin avait un goût d’eau. Les chanterelles, celui de l’air. Malgré tout, le même jour chaque année, le vieil homme venait près de sa grotte, cueillir les bolets cachés sous les feuilles de chêne. Il y en avait, cette fois-ci, plus qu’il n’en avait jamais vu encore.

« Avec une bonne persillade, ça va être merveilleux ». Son sourire s’effaça presqu’instantanément. Personne ne trouverait le goût du plat de son enfance. Ça n’aurait pour le village, pas plus d’intérêt qu’une assiette de paille. Malgré tout, il cuisinait avec toujours autant de cœur. Non plus par joie du partage, mais par fidélité au passé. Les traditions rassuraient tout le monde. Et elles le rassuraient lui. Tant qu’il assurait ce rituel, tant qu’il contribuait au spectacle des Hommes ; le vieil homme se sentait utile aux autres.

Soudainement, sa flânerie s’interrompit. Il venait d’apercevoir, au creux de la grotte, une fleur qu’il n’avait encore jamais vu. Il entra dans l’ombre de l’antre, pour la regarder de plus près. Elle était belle. Rouge écarlate. Énorme. Il voulut la cueillir pour décorer le banquet du soir. L’esthétique aussi, compensait un peu l’ennui gustatif. Mais bien sûr, il n’en fit rien. Il était interdit de cueillir quelque-chose d’inconnu, sans l’aval du conseil consultatif d’utilisation des ressources.  Le cuisinier détailla donc la fleur avec une grande attention, prenant garde de s’en tenir loin. Son image gravée dans la rétine, il reprit le chemin du village, pour soumettre sa demande de cueillette au reste du groupe. Les sages du conseil consultatif d’utilisation des ressources la reconnurent !  Ils étaient formels. C’était bien la fameuse fleur de papillus: celle qu’on pensait disparue depuis des décennies. Elle était là dans cette grotte, prête à nous partager son savoir et ses propriétés. Elle était, en réalité, connue pour ses vertus réparatrice du goût !

Ce conseil, qui était constitué de femmes, de jeunes et d’hommes, passionnés de plantes, botanistes, naturalistes, et pharmaciens de toutes les générations, se réunit pour parler de cette grande nouvelle !  « C’est peut-être LA fleur qui permettrait de « redonner le gout » à toute la communauté qui l’a perdu depuis cet effondrement !!! » Chacun mobilisa son expertise pour évaluer les risques qu’il y aurait à cueillir et cultiver cette fleur d’emblée. Après plusieurs heures de discussion, ils convenurent qu’il ne fallait pas reproduire les erreurs du passé : il était important de se donner du temps pour l’étudier, l’observer, la cultiver… On ne savait même plus comment elle se reproduisait depuis les derniers changements climatiques qui avaient, et continuaient d’impacter la pollinisation et la reproduction des végétaux. Le soin apporté aux ressources était devenu la valeur essentielle et prioritaire de la recherche, tant botaniste, écologique, que médicinale… 

M. Vigneron, le cuisiner, découvreur pour l’occasion, était pour sa part tout heureux ! Enfin se présentait l’occasion inespérée de retrouver le sens du gout, le sens privilégié de son art, celui qu’il avait perdu 8 ans plus tôt, celui dont il ne lui restait que très peu de souvenirs pour embellir sa cuisine. Cela serait une aubaine que de pouvoir se faire une petite tisane de cette fleur, si le comité le lui accordait ! Sa déception fut grande lorsqu’il apprit la décision du comité.

Sorti de la salle du conseil, monsieur vigneron se sentait tout penaud… son espoir de retrouver encore une fois le goût avait été écrasé par un flot d’arguments… « irréfutables » dont le fameux « pour le plus grand nombre ». Et pourtant lui dans tout ça ? N’avait pas t-il servi fidèlement la communauté tout ce temps ?  N’avait-il pas lutté pour n’empoisonner personne avec du lait avarié ? N’avait t-il pas monté l’école des futurs cuisiniers ? Ne méritait-il pas ce cadeau de la part du collectif qu’il avait tant servi !? 

Une remontée acide sans goût lui brûla l’estomac et il sentit sa colère monter. Oui, il devait être remercié, puis, après tout il avait trouvé cette plante parmi ses coins à champignons ! Il prit la direction de la forêt, et sillonna les bouleaux et les chênes vers la grotte aux milles parfums (c’est comme ça qu’il l’appela). Il s’introduisit dans la grotte au crépuscule, et malgré le peu de lumière, trouva sans encombre la plante défendue. Les larmes aux yeux, la joie au cœur, il regarda cet être qui pouvait lui rendre une des choses qu’il désirait le plus au monde. « Je pourrais gouter à l’acidité du vinaigre et comment il relève des légumes en bocal… laisser inonder mon palais de la douceur salée du beurre… » Même les choses dégoûtantes lui venaient à l’esprit: sentir l’aigreur d’une viande avariée. Le goût d’un agrume ou d’un citron trop acide, la « puanteur » d’un fromage bleu… bien bleu !!! Et il commença à cataloguer chaque goût, chaque sensation… la poésie coulait à flots dans sa tête et inventoriait chaque chose goûtée par le passé… « haha, je pourrais même écrire un grimoire des senteurs »Il respira profondément et allongea le bras… il voulait la fleur. Mais était-il vraiment résolu à manger ce met seul ?  Quelque chose dans le vert de la plante et dans son port l’interloqua; on aurait pu même dire que la fleur magnifique, de la couleur d’un steak saignant ou d’une cerise bien mûre, le dévisagea… Et la main de M. Vigneron n’atteigna pas la tige… elle n’alla pas vers le précieux cadeau du ciel. Mais un cadeau pour qui ? Trop de questions lui vinrent… trop d’images. Le regard de ses amis dans la communauté… ceux qui l’on toujours remercié, d’avoir trouvé les plus beaux légumes (à défaut peut-être des plus goûtus…),  ceux qui l’ont toujours accueilli et écouté dans la transition vers ce « monde d’après », les enfants qui ont toujours aimé ses gâteaux à la pomme… ses apprentis et ceux qui n’avaient connu que la survie et puis le répit dans les repères nouveaux créés.Non,  il ne pouvait pas faire ce que d’autres avaient fait avec des ressources encore plus essentielles par pur égoïsme… il ne pouvait pas piétiner (ou avaler sans remord) un être vivant qui avait lui même trouvé refuge dans cette petite grotte pour avoir une vie meilleure et protégée… entourée.

Il se leva et la tristesse comme la colère l’avaient quitté. Il marcha vers la sortie de la grotte, traversa les bois en silence et retrouva son chez lui sans éveiller soupçon. Il s’est dit qu’il n’était pas allé ce soir là dans les bois pour nier des liens… mais pour se retrouver lui-même : sa bonté, sa générosité et son amour pour les autres. Il avait soigné les liens qui le reliaient à celles et ceux qu’il connaissait, et en avait créé d’autres, pour celles et ceux qu’il rencontrerait bientôt…

Il chercha du papier, des crayons. Il tomba sur un carnet relié à la main, vide. C’est ici qu’il démarra le grimoire des senteurs, des saveurs ! Un grimoire où il partagerait son savoir et son amour pour les goûts. Un grimoire qui permettrait de trouver le gout pour ses contemporains et de temporiser l’arrivée du « médicament » pour les autres. Au choix, ça pourrait même être une carte pour chaque repas, comme avant dans les restaurants gastronomiques et étoilés ! Enthousiasmé, il écrivit toute la nuit… plusieurs jours, plusieurs années.***12 années ont passé depuis le désormais fameux épisode de la fleur de papillus découverte dans la grotte.M. Vigneron s’en est allé, mais la communauté raconte encore le soir, au coin du feu, cette belle journée d’automne durant laquelle au creux de la grotte, il avait découvert cette fleur rouge qui redonne miraculeusement le goût à quiconque l’ingère.

Les récits quotidiens du cuisinier, qui, à chaque repas prenait autant de temps pour raconter le goût qu’il en avait pris pour cuisiner préalablement, sont restés dans les mémoires. Sa capacité à utiliser tous les autres sens pour décrire ce que tous avaient oublié avec le temps qui passe avait été matérialisée dans le « grimoire des goûts et des saveurs », un document qui était intégré dans le programme d’enseignement aux enfants comme aux plus grands, au même titre que le travail de la terre, les arts, ou les langues.

Cet atlas du goût décrivait avec énormément de détails, à la manière d’un conte, chaque composante du goût.Il utilisait des comparaisons avec les couleurs, les bruits, les sensations, ou même les émotions. Un oignon caramélisé était, par exemple, imaginé comme ayant « la force d’un moment de colère, et le réconfort des couleurs chaudes d’un coucher de soleil pendant l’été indien ». La communauté avait, ainsi, pris soin de garder une trace écrite de tous ces récits pendant plusieurs années, afin qu’ils se transmettent à tous, pour toujours, en attendant qu’un jour la fleur puisse être utilisée à plus grande échelle, et de manière raisonnée et pérenne.C’est un jour d’automne, un jour « d’oignon caramélisé » comme on pourrait dire, que le comité botaniste de la communauté a fini par trouver la bonne formule pour utiliser les pouvoirs de la fleur tout en la préservant.Leur découverte fut la suivante : un seul pétale, mélangé à une plus grande quantité d’un agrume acide, de la bière amère, du sel, et du miel sucré permettait alors de produire un nouvel aliment. Une goutte par jour et par individu de cet aliment lui permettait alors de retrouver l’intégralité des sensations du goût pendant 24H.La communauté apprit alors à cultiver, et prélever très partiellement la fleur de génération en génération.Le grimoire des goûts, lui, est alors devenu un support de lecture. En effet, à chaque repas désormais, le cuisinier qui avait succédé à M. Vigneron lisait à haute voix les descriptifs des goûts que les convives étaient en train d’expérimenter, tout en dégustant…