17 Juil Déracinement
Récit imaginé par Steff, Nicolas REYNAUD, Christel JEANTHEAU et facilité par Marie-Luce STORME dans le cadre de l’atelier d’écriture collective futurs proches, pour la 1ère édition du festival Les Palourdes-Hameaux Légers, le 17/07/2022.
Thème de l’atelier : Et si demain, on densifiait les villes sans béton ?
Je suis un boulet pour les autres. Ça fait 20 minutes que je suis là sous cet arbre, les poumons en feu, à chercher à reprendre mon souffle. Mon vélo et sa carriole pleine des provisions hebdomadaires troquées au marché paysan sont appuyés au tronc. Mon binôme de courses a filé à toute vitesse, porté par son élan et pressé de rentrer retrouver les autres personnes qui vivent sur notre hameau léger. Je reprends courage et je repars en forçant sur les pédales pour franchir les collines l’une après l’autre, sur les routes de campagne poussiéreuses, entourées de champs de plus en plus arides. J’arrive enfin en vue du hameau avec sa grande maison collective en adobe, trapue et aux fenêtres étroites, le petit bois de platanes majestueux qui la jouxte et qui nous fournit une ombre providentielle en ces mois caniculaires. Nos habitats sont disséminés tout autour : yourtes, caravanes, micro-maisons. Je pose pied à terre et je rejoins les autres sur la grande terrasse où nous partageons les repas collectifs.
Paul m’interpelle, goguenard :
« – Alors Camille, c’est à cette heure-là qu’on arrive ? Tu as fait une petite sieste en chemin ? »
Mon sang bout dans mes veines, mais je me tais. Inutile d’en rajouter. J’aime profondément celles et ceux avec qui je partage ce lieu d’expérimentations depuis presque 20 ans. J’aime ce mode de vie simple et tellement cohérent pour moi, en micro-habitat réversible et dans la mutualisation des communs. Cuisines collectives, ateliers de bricolage et de transformation, salle commune, buanderie et puis bien sûr tous ces espaces extérieurs, potagers, poulailler, vergers, terrain de pétanque. Mais je supporte de moins en moins ces petites blagues et remarques insidieuses sur ma forme physique et sur mon efficacité dans les tâches quotidiennes, agricoles, de bricolage et d’entretien des espaces communs que nous partageons selon un planning tournant.
Je me dirige vers la table. Les gamelles sont vides. Il reste trois patates qui se battent en duel dans un fond d’huile. Aucune assiette n’a été mise de côté pour moi. Mais qu’est-ce que je fous là ? Je cherche un refuge. Mon habitat n’est pas une solution viable. Malgré les toiles tendues au-dessus de nos toits et l’ombre des platanes, la légèreté des constructions fait qu’il y fait aussi chaud qu’à l’extérieur. Et encore, en ventilant ! Je me dirige vers la maison collective, mais ce n’est guère mieux. Les espaces communs du rez-de-chaussée sont un vrai moulin. A l’étage, la chaleur monte et la masse du bâtiment ne suffit plus à la décaler vers le soir, alors c’est la surchauffe.
Que faire ? Qu’est-ce que je fais là ? Ai-je encore ma place dans ce lieu où mes 60 ans se font sentir de plus en plus ? Plutôt qu’en habitat léger en milieu rural, serais-je mieux en ville avec des commerces un peu plus accessibles pour le quotidien et sans devoir galérer à vélo sous la canicule, en ces mois d’été ?
Je fais mes bagages. Ma décision est prise. Je vais à Nantes. J’en ai quelques souvenirs. La Tour Lu, les immeubles du quai de la Fosse qui semblent prêts à s’écrouler comme un château de cartes, les remous marron de la Loire… De vagues souvenirs en somme. En saluant les personnes avec qui j’ai passé les 20 dernières années, je songe que Nantes a dû beaucoup changer. Les canicules y seront sans doute supportables puisque la Cité des Ducs bénéficie d’un climat océanique. Mais est-ce que cela signifie encore quelque chose ? Je pédale jusqu’à la gare, dans la chaleur étouffante. Je pianote sur un automate. Une journée de trajet, quatre correspondances et un seul train demain, à 6 heures, m’annonce-t-il. Le tout pour un tarif prohibitif. Tant pis, j’ai quelques économies et ma décision est prise. Tandis que j’essaye de trouver le sommeil dans la gare, les regrets et les doutes m’assaillent. Ai-je fait le bon choix en quittant une situation et des personnes que je connaissais, qui m’assuraient un certain équilibre et que j’appréciais, malgré leurs défauts ? Ce questionnement me tiraille durant l’interminable voyage vers le Nord. J’arrive enfin à Nantes avec un mélange d’excitation et d’appréhension.
Je pousse mon vélo chargé de sacs sur le quai où un petit homme jovial m’accueille.
« – Je vous souhaite la bienvenue à Nantes, puis-je connaître les raisons de votre venue ?
– Je viens… pour une durée indéterminée. »
Il hoche la tête un instant, avant de me diriger vers un groupe de personnes en rouge.
« – Je vous souhaite une agréable installation, » dit-il pendant que je m’éloigne avec le guide.
Je remplis un questionnaire. J’explique mes motivations et je me retrouve dans un petit appartement meublé. Ma première impression est plutôt négative, car j’entends les cris des enfants provenant des logements voisins. Cependant, l’immeuble est idéalement situé par rapport aux commerces et services. Nantes a changé. Elle est en pleine mutation : la plupart des routes sont des pistes cyclables végétalisées et chacun se demande comment adapter le bâti existant face aux nombreuses vagues de chaleur.
Lors du premier conseil d’immeubles, je suggère la mise en commun des machines à laver, des sèche-linges et autres équipements. Puis je propose des aménagements pour les personnes âgées qui habitent sous les combles. Tout le monde est d’accord pour qu’elles occupent les logements situés au rez-de-chaussée, ce qui leur évitera de cuire sous la toiture et de monter les escaliers. Cependant, celles et ceux qui occupent actuellement des logements au rez-de-chaussée ne sont pas enchantés à l’idée de cuire sous les ardoises. Je leur promets de trouver une solution.
Trouver une solution, c’est plus facile à dire qu’à faire…
Quelques semaines plus tard, je récupère justement un isolant pour les combles. Avec les autres, nous l’installons sous la toiture. Je pense qu’ainsi les hivers et les étés seront plus supportables. En tout cas, tout le monde est satisfait car j’ai résolu un problème qui semblait insoluble.
Ça fait un an que je vis ici. dans cette communauté. Tout fonctionne différemment ici, mais j’y trouve ma place. J’y suis bien. Les couleurs sont plus vives. Le vent est plus doux. Le soleil ne m’écrase plus. Mon corps est plus léger. Les coins de mes lèvres sont plus hauts.
Lorsqu’on est plus un boulet, lorsqu’on n’a plus besoin de se tracasser à savoir si on ralentit les autres, lorsque tout n’est plus une épreuve pour laquelle on doit se préparer, qui nous demande courage et énergie, alors on a le temps de s’aimer, on a le temps de se regarder, de s’écouter, de choisir quand on sort, quand on va toucher les autres. Leur donner quelque chose. Leur demander de l’aide. J’ai à leur donner. J’ai à leur demander. Il y a de jolies personnes ici, de jolis murs, de jolies plantes. J’aime comment on s’organise, se parle, se regarde. Je n’aime pas tout, mais je trouve ma place.
Pourtant, j’ai fait mes valises. Demain, je pars. Je l’ai dit aux autres. J’ai encore tant de questions. Comment ça se passe ailleurs ? Est-ce que je pourrais être utile autrement ? Ça donnerait quoi avec un peu plus d’animaux ? Est-ce que j’aime vraiment cette région ? Ce serait bien un endroit plus froid, non ? Ces questions, elles m’écrasaient avant. Elles m’oppressaient, appuyaient sur ma tête, serraient mon ventre.
Aujourd’hui, elles passent en volant devant moi et j’ai envie de les attraper, de m’y accrocher, qu’elles me soulèvent et m’emmènent ailleurs. Quelque part, n’importe où.
J’ai fait mes valises. Demain, je les attraperai, je m’y accrocherai, je m’envolerai. Les autres seront là pour me faire « Coucou ! » d’en bas, pour me dire « Au revoir ! À la prochaine ! Bon vent ! »
Et j’entends ces paroles en m’envolant.