5 ans, 888 kilomètres et…

Récit imaginé par Laëtitia Reydet, Lara Jouaux , Gil, Thierry Raffin et facilité par Laetitia Vitaux dans le cadre l’atelier futurs proches réalisé le 16 mars 2021. 

Thème de l’atelier: Le lien dans l’adversité: 

Nous sommes en 2030. Notre quotidien est à présent entièrement impacté par le processus globalisé et évolutif d’effondrement de notre civilisation. Chaque jour, face à la déliquescence de la situation, nous sommes de plus en plus inventifs pour renforcer notre autonomie, nous organiser en communautés, développer des compétences insoupçonnées. Dans ce contexte, quels récits pouvons-nous imaginer pour créer, entretenir ou réparer des liens ?


J’étais complètement paumée, les tripes retournées. Je venais de débarquer dans l’un des plus grands ports de mon pays natal. 

Après une lente agonie, mon petit monde douillet venait de s’écrouler, ma boite de comm’ et mes habitudes de londonienne avec. Pas le temps de me lamenter que je m’étais retrouvée sur la paille, ou plutôt sur le paillasson de mon triplex, avec Mimine pour seule compagne de fortune. Après quelques jours à nous faire héberger par ci par là, on s’est résignée à tenter la grande traversée, sans trop savoir comment, mais avec un seul but : rejoindre mes parents à Clermont-Ferrand. Bateau de fortune, dos d’âne, calèche électrique, l’aventure a (vraiment) commencé avec la « roulove ». Un couple d’anciens journalistes de France Inter, toujours en quête d’action, et leurs homologues équins, nous ont accueillies sur leur roulotte de bric et de broc, en échange de quelque participation aux tâches du voyage. L’équipée sauvage se dirigeait vers Gacé, 222 km plus au Sud, pour rejoindre un collectif, l’histoire de quelques mois. J’avais lu sur une vieille carte que le village avait sa gare, et malgré l’état des transports, j’avais osé espérer un lift vers Clermont, un jour ou l’autre. Manque de chance, ni contrôleur, ni guichet. Dévastée, anéantie, fébrile, je me suis écroulée sous un panneau. « Patrimoine historique – gare fermée depuis 1938 ». Même Mimine a poussé un râle indigné – était-ce sa patte que je venais de fouler ? Toujours est-il que son cri a fait tressaillir un rôdeur qui, répondant au sien, a dégainé dans un sursaut une courbe métallique bien trop affûtée pour lui chercher chicane. Quelle trouille. Passées ces fâcheuses présentations, il nous a finalement recueillies pour la nuit dans le hot spot du village, le lieu de la communauté, un ancien château fort. 

Le premier repas au château fut terrible… C’était un prétendu « soja fermenté très bon pour la santé » qui soit était trop fermenté, soit n’était pas adapté à mon estomac, pas encore prêt à la transition entre la bouffe outre-manche et ces expérimentations culinaires douteuses. Le résultat fut sans appel : 5 jours au lit, à me vider de tous côtés. Malgré mon état bien peu ragoûtant, Paul est resté à mon chevet nuit et jour. Je crois qu’il culpabilisait de m’avoir si « gentiment » accueillie, arme au point, le soir de mon arrivée. Franchement, si Mimine n’avait pas été là, je pense qu’il aurait pu me zigouiller avec sa serpette… Finalement, après ces quelques jours au plus mal, j’ai pu convenir avec les nouveaux « châtelains » de rester plus longtemps avec eux. Sans train, sans voiture et sans aucun moyen d’entrer en connexion avec un de mes proches, il n’était pas sérieux d’imaginer reprendre la route.

A la sortie du château, on voyait des enfants courir après des poules en riant, des gens couper du bois et d’autres s’occuper des animaux. Une vraie ferme collective s’était organisée. A chaque fois que je croisais quelqu’un, un « Bonjour! » enjoué s’ensuivait. Ces gens que je ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam me saluaient comme si je faisais partie des leurs. J’ignorais que ce genre de lieu pouvait exister. Chaque jour à midi, bien que la notion d’heure ne fut plus ce qu’elle était, la cloche sonnait. Le déjeuner était prêt. Les enfants cessaient aussitôt de courser les galinacées et accourraient à la salle des repas. Ici, ça ne manquait vraiment pas de nourriture, comparé à ce que j’avais pu voir pendant mon trajet entre Londres et Gacé. Avec le bordel environnant, je comprenais mieux le premier accueil un peu violent de Paul à mon arrivée. Toute cette organisation était encore si fragile. Il faut du temps pour remettre les choses en ordre de fonctionnement. Finalement, le temps passant, j’ai appris à connaitre ces gens, et eux, à me connaitre. Dans l’adversité et confrontés à la nécessité, nous avons développé ensemble notre créativité.

Cela faisait 4 ans que nous étions là. 

J’en étais venue à parler de « nous ». Le temps d’avoir deux enfants coup sur coup avec Paul, dans la passion de l’installation au château. J’avais dû apprendre à renoncer à tant de choses, à commencer par la poursuite de mon trajet. J’avais fini par jeter la clé de mon appartement londonien où j’avais tout laissé, pensant peut-être que les choses se rétabliraient, que la vie d’avant reprendrait, et que je pourrais y retourner. Mais force était de constater que non. Il avait fallu s’adapter de manière radicale, à la racine de nos existences, à ce monde qui avait soudainement basculé. Depuis deux ans déjà, Paul m’assurait : « tu pourras bientôt communiquer avec tes parents!« . J’avais peine à le croire… « Bientôt! Bientôt!« … 

Le temps n’avait plus la même texture. Il s’étirait, interminable.  « Communiquer »… un mot qui me renvoyait une éternité en arrière. « Comment cela serait-il possible ? » « C’est une surprise ! » me répétait Paul. J’attendais, patiente. Incroyable comme j’avais changé : moi, patiente ? Je n’y aurais jamais cru. Et puis, je m’étais installée dans la douceur de la vie, ici. Mais mon projet initial restait au fond de mon coeur… Que de questions me taraudaient ! « Que sont devenus mes parents ? Sont-ils seulement encore en vie ? Comment vivent-ils, de leur côté ? »…  

Et puis, le jour J arriva. 

Paul déboula : – « Ca y est, nous avons eu une liaison avec Clermont-Ferrand !« – « Comment cela ? Vous avez réussi à rétablir le réseau ?« – « Non, pas Internet… Ca, c’est mort ! Mais on a pu remettre en service des anciens postes de radio amateur, restaurer d’anciens savoirs ; et puis il a fallu bricoler des protocoles pour se connecter à des relais qui pouvaient servir d’antennes, et puis… » Bref, grâce à ses connaissances en électronique, Paul avait largement contribué à la remise en place de tout cela. Cela avait pris du temps, il y avait tant à faire ici. Les enfants avaient commencé à grandir dans ce monde autre, ralenti, où les distances étaient à nouveau à la mesure de nos foulées, à l’échelle du pas minuscule de l’Homme. Je n’en oubliais pas moins mon leitmotiv : « Et mes parents ? Comment les atteindre, les revoir? » 

De message en message, de voisins en voisins, on a enfin pu vous localiser et vous joindre. C’est ainsi que j’ai entrepris de poursuivre ma route pour vous retrouver. Quand je pense qu’à l’origine Gacé ne devait être qu’une étape sur un chemin au bout duquel je croyais arriver seule ! Et me voilà.Après 5 ans, 888km… et 2 enfants.