Le goût des préjugés

Récit imaginé par 

Sylvie Chokroun, Claudia Da cruz et Sonia Bouketo, et facilité par Carole Molères dans le cadre de l’atelier futurs proches réalisé le 01 février 2023 en partenariat avec BELUGAMES. Photo de Ho Hyou sur Unsplash

Thème de l’atelier:  Et si en 2050, on imaginait une société libérée des préjugés?


Chaque 1er février, à Casovidia, c’est la fête!


On se remémore l’anniversaire de la disparition des préjugés, le 1er février 2040. Pour cela, tous les habitants se réunissent sur notre grande place, notre agora. C’est là qu’on se retrouve tout au long de l’année, pour se rencontrer, partager, discuter, apprendre les un.e.s des autres… Des dizaines de rues différentes convergent vers ce grand espace verdoyant ponctué de bancs et de fauteuils. J’adore cette place, je pense que c’est mon lieu préféré au monde! Lors de la cérémonie d’ouverture, on crée un grand cercle et on lance vers le ciel des pigments de toutes les couleurs, des épices et des senteurs venus du monde entier. Chacun ainsi se mêle sans distinction de couleur de peau ou d’habits mais dorénavant aux couleurs de ce collectif festif.

Après la cérémonie, on se réunit autour de mets concoctés tous ensemble dans des marmites géantes. Des plats mijotés, des tartes et des tourtes, des fondues, des tartines, des beignets, des gâteaux… Chaque personne apporte un ingrédient de son choix : une épice, un légume, un fruit, une sucrerie… On attrape l’un des tabliers bariolés suspendus aux arbres tout autour de la place et on s’attelle à la cuisine avec nos voisins et nos voisines. On n’aboutit jamais aux mêmes plats que l’année précédente, car en fonction des ingrédients que nous avons sous les yeux, nous façonnons des accords et des harmonies toujours inédites. Tajine au piment d’Espelette, tartiflette au maroilles, pudding aux citrons de Menton, burger de Dahl aux lentilles, acras de morue twistés aux épices thaïlandaises, nems aux légumes oubliés… Même les associations les plus farfelues sont les bienvenues, et les tests de recettes s’avèrent souvent de francs succès!


S/He grisé/e par l’ambiance, suit machinalement les adultes ou du moins, celles et ceux qui semblent connaître la suite de cette fête. Il est embarqué dans un joyeux groupe qui lui prend la main, sans lui laisser le choix. La ronde se met à vibrer : comme des mouvements respiratoires, petit à petit les êtres se rapprochent puis s’éloignent pour former un grand cercle. Chacun s’assoit et pose devant lui un ingrédient, une épice, tout élément qui participe à cette grande cuisine des préjugés. S/He, n’a rien. S/He est venu les mains vides. Depuis des semaines il cherche l’ingrédient qui permettra de se distinguer ou tout du moins d’exister dans ce collectif. Pas assez beau (carotte tordue), pas assez gros (mini pommes), trop ceci, trop cela… S/He refuse tout et juge que rien n’est assez bien pour être à l’honneur lors de ce grand rituel. Perdu dans ses pensées et regardant ses mains vides, il relève la tête et aperçoit les yeux interrogatifs autour de lui. Pas de colère, plutôt une incompréhension, un appel à parler/expliquer ce qui fait que lui seul ne participe pas.

Puis, un mot : « schiftoud »
Les regards se croisent. Qui a parlé ? Qu’est-ce que ce mot veut dire ?
S/He s’érige et lève le poing pour dire que personne ne peut l’appeler « schiftoud ».
Quelques personnes demandent mais qu’est-ce que ce mot ? Cette expression ?
Il s’avère que c’est un nouveau mot, il signifie celui ou celle qui s’oppose, qui est contre et est à bannir.


Les différent.e.s cook lui réclamaient de partager cet ingrédient qui rehausserait le goût de leur plat, qui célébreraient ce grand jour de la fin des préjugés. Ces préjugés que l’on partage, que l’on ingère. Pourquoi s’obstine-t-il? Des enfants se dirigent vers lui et miment son refus, d’autres signent son refus. Les mains et les corps s’agitent, d’autres se crispent, le silence s’installe. Je n’avais jamais ressenti un tel gel m’engourdir le cœur, l’esprit, mes pensées tourbillonnaient mais j’étais figé.e. Je n’arrivais pas à adresser « Pourquoi S/He? » Maluné.e, malaimé.e en ce jour de fête? Comment puis-je t’aider? Est-ce naturel de partager? As-tu oublié ce que nous disent les neuroscientifiques que notre cerveau se réjouit d’aider, que donner c’est éprouver de la joie, que la fête ce n’est pas ce silence qui s’est abattu. Nous ne savions pas comment réagir face à ce silence. Et certain.e.s ont commencé à le raisonner avec douceur, d’autres à l’invectiver.


S/He était là face à ces Autres souriants, vociférants, seules les odeurs d’huile de sésame chauffée, de poireaux aux œufs mimolettes, tajine au piment d’Espelette, tartiflette au maroilles, pudding aux citrons de Menton, burger de Dahl aux lentilles, acras de morue twistés aux épices thaïlandaises, nems aux légumes. Il est entre chien et loup , les cooks ont tour à tour éteint les feux de leurs fourneaux. Comment célébrer le silence? Les invectives que d’autres Autres avaient vaincu, comment? Puis le chat s’approche ni noir, ni blanc, ni gris, ni roux. Il ronronne et tournicote son corps et sa queue autour de S/He.

S/He ouvre la bouche, aucun son ne sort. Ses mains touchent l’arbre à palabres, une feuille tombe à ses pieds. Elle lui indique la direction du mur parlant, s’assoie sur le banc bibliothèque et chausse des écouteurs à ses oreilles.