Viens à moi, toi qui m’es confié(e) !

Récit imaginé par Myriam Dhume-Sonzogni, Hélène Demonfaucon, Thomas, Ferret, Louis Astoux et facilité par Nicolas Gluzman, dans le cadre l’atelier futurs proches réalisé le 1er juin 2021.

Thème de l’atelier: Et si nous imaginions le futur de nos sociétés modernes comme profondément connecté au vivant ? Comment devenir un gardien du vivant au service du vivant ?


Nous sommes en 2060.

Après des années de négociations, d’expérimentations à toutes les échelles, de débats acharnés et parfois de retours en arrière, La France a désormais totalement intégré le programme planétaire des Gardien.ne.s du Vivant. Aucun des gouvernements précédents n’avaient réussi le tour de force de faire valider par les trois chambres et via référendum national l’intégration à ce qui s’annonce être le tournant civilisationnel de l’humanité. D’un programme expérimental né dans les forêts américaines et inspiré par certains peuples premiers, le mouvement s’est étendu au fur et à mesure des dernières décennies comme la base de tout changement individuel et collectif. « Tout est connecté à tout » s’affiche désormais en préambule des différentes constitutions des états membres.

Cette reconnaissance ne s’est pas faite en un jour. Ce fut un processus au temps long et laborieux. C’est par le droit et l’éducation que ce sont mises en place les conditions favorables à l’intégration française au programme. Au début des années 30, la France adopta une toute nouvelle constitution, opposable par toute personne juridique naturelle. Depuis lors, toute entité naturelle a intérêt à agir pour défendre ses valeurs, ses intérêts et ses formes d’être. Elle peut le faire en s’appuyant sur des personnes humaines, liées à elle, et soucieuses de sa santé. Les autres qu’humains sont ainsi des personnes jouissant de droits fondamentaux différenciés et intrinsèques, propres à leur forme d’existence. Une petite révolution en soi à l’époque et surtout un premier pas indispensable pour la suite. L’autre étape significative fut la décision du gouvernement collégial français de faire de la protection du vivant le socle de base de l’Education Nationale, confirmant ainsi le fait que sans une riche biodiversité, l’humanité serait condamnée à terme. Pendant toute leur scolarité, jusqu’à leur service civique écologique, les jeunes intègrent ainsi les enjeux planétaires dans le développement de leur personnalité et de leurs centres d’intérêt. Les cours de planétologie et de futur ont peu à peu complété les cours d’histoire. Des formations aux technologies sobres, éthiques et émancipatrices ont rejoint les cursus des écoles d’ingénieur tandis que des cours de re-croissance ont bonifié ceux des écoles de commerce classiques.

Des nouveaux métiers sont ainsi apparus au fur et à mesure du temps : gardiens de la nature évidemment, mais aussi ré-ensauvageur, biotopeur, aggradeur d’impact humain, investisseur en forêt, et de nombreux autres, métiers supportés désormais par des nouvelles technologies comme le poly-phone par exemple, l’outil de reconnexion au vivant présent dans toutes les poches. Une génération en remplaçant une autre, les décideur.se.s ont métamorphosé le paysage urbain français. Les villes de plus de 150’000 habitants se sont transformées en musées expérimentiels. A la faveur des politiques du Grand Mouvement des années 40, une grande partie des propriétés et terrains privés et publics est passée en commun. Si bien que le territoire français est bien moins dense que pendant la première partie du siècle. Peu de villes sont à plus d’une heure d’une autre ville. A sa majorité écologique, chaque habitant.e se voit attribuer une parcelle de communs du territoire national, à protéger et à transmettre à des générations futures. Le système d’aggradation des terres mis en place vient même récompenser les plus motivés et compétents par des points de retraite dans certains cas.

La vie est désormais rythmée par des rites écocitoyens qui visent à atteindre la majorité écologique. Ces étapes importantes de construction de soi et de son éco-citoyenneté viennent solidifier les contours de cette nouvelle société de lien profond au vivant. On les appelle des rites de transsemage. Ils symbolisent les « passages » de vie. L’un d’eux, joue désormais le rôle de colonne vertébrale dans la vie des terrien·nes. C’est le rite des « alter-échos» : chaque être vivant, et pas seulement humain, se voit attribuer, un « alter-écho » dont il.elle doit prendre soin mutuellement le temps d’une étape. D’une fleur à un arbre, d’un papillon à un aigle, d’un buisson à une forêt, d’un.e enfant à un.e adulte, ces alter-échos sont le signe de notre altérité au monde du vivant.

C’est l’une de ces histoires que nous allons vous raconter.

Dans la petite bourgade rurbaine de Magadou, Olympe s’apprête à vivre l’un des instants les plus importants de sa jeune existence : le rite de l’alter-écho. Le jour de ses treize ans, Olympe se réveille envahie d’une joie immense. Elle a rêvé d’un grand cheval noir. Dans son rêve, il était suivi d’une vieille dame au sourire généreux. Ce cheval lui ressemblait, avide d’aventure et d’exploration et, ensemble, ils prenaient leur envol vers des contrées inconnues. Un sourire éclaire son visage. J’espère que c’est un bon présage pour la cérémonie d’aujourd’hui, pense-t-elle secrètement.

Le rite de transsemage dure une semaine au cours de laquelle les néoliens et néoliennes — nom donné aux initié·es — sont invité·es à parler à coeur ouvert de l’essence de leur être. La cérémonie dite du Totem clôture cette semaine riche et intense en attribuant à chaque néolien·e son alter-écho.  Le jour tant attendu est arrivé. Ce soir Olympe va enfin rencontrer son alter-écho. Elle bout. Elle ne tient pas en place. Elle fait plusieurs fois le tour du cercle en saluant les néolien.nes d’une tape dans les mains. Certains visages lui sont connus, d’autres non. Native est là, reconnaissable à son incroyable coiffure de plume et de brindilles. Luciole, dort comme toujours, la tête adossée à un arbre.

Lorsque le chant commence, Olympe danse le rythme sur sa poitrine. Les paroles de la chanson se sont envolées dès qu’elle a essayé de les apprendre. Comme à chaque fois. Les mots sont des boules d’énergie qui explosent dans sa tête avant même qu’elle n’ait réussi à les fixer. Lorsque le chant se termine, un grand silence se fait. Olympe frappe des pieds sur le sol pour conjurer sa peur. Elle sent la sueur lui couler dans le dos. Elle est excitée et impatiente. D’un coup, au même instant, des ruisseaux de lumière illuminent les collines. Le son des tambours reprend tandis que les cortèges en feu descendent depuis les hauteurs et convergent vers la place. Au loin, elle le voit, il est là ! Le grand cheval noir de ses rêves qui descend la colline. Olympe trépigne d’impatience. Elle aimerait courir vers lui et lui passer la main dans l’encolure. Mais elle sait qu’il lui faut se brider. Attendre.

Le cercle s’ouvre et les néolien.nes laissent le cortège se déployer en spirale.  A présent, toutes et tous chantent ou tapent des pieds sur le sol. « Viens à moi, toi qui m’es confié viens à moi viens yehua. Viens à moi, toi qui m’es confié viens à moi viens yehua. »Olympe ne quitte pas des yeux le cheval. Elle le voit s’avancer vers elle, sans pouvoir s’empêcher de tendre la main vers lui. Elle le sent qui la frôle, elle sent déjà son odeur mais le grand cheval noir ne s’arrête pas. Il s’agenouille devant Luciole. Il doit y avoir une erreur.  « Il y a une erreur forcément ! » aimerait crier Olympe tandis que Luciole se met à genoux elle aussi, face au cheval.

Luciole !!!!! Luciole, l’endormie, celle là-même qui est incapable de rester éveillée plus de deux heures ! Comment pourrait-elle prendre soin d’un être aussi fougueux ? C’est impossible, les Gardiens du vivant ont dû confondre. Il.elle.s ont dû inverser les noms. Le cheval est pour elle, Olympe, pour elle et personne d’autre. C’est ce que lui a dit son rêve.

L’esprit embrumé par ses pensées, Olympe ne voit pas la vieille dame s’agenouiller devant elle. Elle la reconnait aussitôt, c’est celle de son rêve, celle qui accompagnait le cheval. Depuis quand est-elle là ? D’un geste de la tête, la vieille dame l’invite à s’assoir en face d’elle. Pendant un moment, elles se regardent. La Gardienne lui sourit généreusement. Olympe, tête en vrac, yeux embués, tend la main machinalement vers la boite posée devant elle. Elle s’apprête à ouvrir la boite lorsque la vieille dame arrête son geste :

— « L’histoire d’abord. Laisse-Nous te raconter cette histoire.

Celles qui te sont confiées sont des xylocopes, abeilles charpentières. Leur clan fait partie des Grands Disparus et il nous a été confié de retrouver leur trace dans les méandres des génothèques du Vivant. Nous avons réussi nous et les autres avant nous, à réveiller leur naissance. Nous te confions leur devenir. Puissantes à creuser, volubiles messagères, trompes robustes et mâchoires guerrières. Nichant bois, butinant fleurs, bourdonnantes solitaires, feront voyager ce qui semence. Reçois, toi qui accueilles, observe, écoute et prends soin. »

En baissant les yeux, Olympe voit la boite de cornouiller rouge posée devant elle. Elle avise les trous percés sur le haut du coffret comme de petits yeux scrutateurs et avides. Ses mains tremblent. Elle se retient de regarder du côté de Luciole. Elle prend la boite dans les mains, s’attendant à provoquer une levée de bourdonnement furieux. Il n’y a rien, aucun frémissement. Après un instant d’hésitation, Olympe ouvre la boîte, le plus délicatement possible. A l’intérieur se trouve une façade de bois de mûrier dans lequel sont percés six trous. Olympe regarde la vieille femme avec interrogation.

— « Elles sont à l’intérieur, dit la Gardienne. Pour l’instant à l’état de première larve. Il va vous falloir apprendre et prendre soin. Attendre. Faire grandir et multiplier. Remplir l’espace d’ailes bleues. Attendre puis recommencer le cycle. »

— « C’est tout ? » murmure Olympe. « Je n’ai que des larves ? » les yeux brillants de larmes naissantes.

La vieille dame ne répond rien. Elle se lève et s’en va, enveloppant la jeune fille d’un sourire bienveillant. On entend au loin les tambours puissants du cortège qui s’éloigne. Il fait encore chaud sur les toits exposés de lumières et les derniers spectateurs se dispersent de toute part.

Olympe aperçoit le cheval noir emporter Luciole, elle regarde sa boîte et soupire. Elle reste un moment prostrée sur place, la tête dans ses mains. La colère monte en elle et jaillit tout à coup comme un geyser. Olympe bondit et quitte la place furibonde. Elle s’engouffre comme une tempête dans les vieilles ru-ensauvagées. Elle se griffe aux buissons de ronces reines en cet espace. Elle arrache un poteau de signalisation rescapé de l’ère du Pétrocentrisme et décharge sa colère sur tout ce qui l’entoure. Elle court sentant son cœur battre jusqu’au vertige. Etourdie par cet excès de rage, Olympe s’écroule d’épuisement au pied d’un arbre et ferme les yeux.

Les rites sont des moments puissants. L’air se charge d’une énergie vibratoire, mettant les sens en éveil. Petit à petit son esprit s’apaise. Le vent danse autour de son visage et caresse les feuilles d’une douce mélopée. Elle laisse flotter ses pensées. La colère s’étiole alors, laissant la place à un profond sentiment d’unité avec l’instant. Olympe se sent bien. Elle sent son esprit intégrer une nouvelle conscience, c’est un voyage chamboulant à travers une toute nouvelle perception de la réalité. Les couleurs qui l’entourent se teintent de bleu et de vert et le monde semble incroyablement plus beau, d’une dimension démesurée. Olympe sent courir sur sa peau les moindres variations de lumière et les infimes courants d’air. Tous ses sens sont exacerbés. Paradoxalement, elle n’entend absolument plus rien. Un silence total emplit son être mais ce silence ne l’angoisse pas le moins du monde. Elle reste profondément calme et en harmonie avec l’instant. Son corps semble très léger, comme porté par le vent. Le décor change rapidement sous ses yeux. Elle vole, irrésistiblement attirée par chacune des fleurs qu’elle croise. Olympe perçoit la subtilité des parfums de chacune d’elles, découvrant une palette d’odeurs extraordinaires. Elle se laisse porter et dériver pendant un temps qui lui semble infini.

Revenant peu à peu à elle, Olympe entrouvre doucement les paupières et laisse la lumière du soir l’envelopper. Une vague de gratitude remplit tout son cœur tandis qu’une pensée la traverse, plus forte que les autres. Elle revoit le visage de sa mère au petit matin, lui soufflant ces mots : « Fais confiance à ton cœur, il saura te guider vers ton alter écho et t’apprendra à en prendre soin ». Olympe se souvient alors avec culpabilité qu’elle a oublié la boite de cornouiller sur la place. Elle s’empresse d’y retourner. La boite est toujours là. Elle ouvre la boite et regarde par le trou des alvéoles s’agiter les larves affamées. Elle entrevoit leur devenir et mesure alors l’importance de la tâche qui lui est confiée. Elle comprend le choix des Gardien·nes. « Quel honneur de pouvoir partager la destinée de ces précieuses ouvrières du vivant ! Je prendrai soin de vous comme vous prendrez soin de moi ».