Une famille dans le noir

Récit imaginé par Alexis Diakonoff, Catherine Kokoreff et Bernard, et facilité par Priscille Cadart dans le cadre l’atelier futurs proches organisé aux Univershiftés, le 26 juin 2022, en partenariat avec les Shifters

Thème de l’atelier :  Nous sommes en 2050, la notion de production de biens et de services semble stabilisée. La société dans son ensemble aborde les enjeux de démocratie dans la prise de décision et de dialogue social. Les questionnements se focalisent sur les retombées territoriales et la place de l’écologie. Les opportunités de désinvestir certains secteurs, d’accompagner la transformation des emplois, et d’imaginer de nouveaux indicateurs se révèlent.


Un soir de mai, 18H, Manu rentre du travail, après avoir récupéré Arthur à l’école maternelle. « Coucou, on est rentré, Arthur et moi, Y a quelqu’un ? Greta, tu es là ? »

Plus fort : « Greta ? »

 Ho, ça va, pas besoin de crier, je suis dans ma chambre, je fais mes devoirs, réponds Greta depuis l’étage.

Maman n’est pas à la maison ? Et grand-mère Maria, elle est où ? demande Manu

Je crois que maman rattrape des heures à l’épicerie solidaire, regarde l’emploi du temps sur le frigo, lui lance Greta. Et je crois que grand-mère est sur le toit dans le jardin partagé, complète-t-elle.

Papa, tu joues avec moi ? demande le petit Arthur. Tu m’avais dit que tu jouerais avec moi pour m’aider à construire le robot ?

 Arthur, il faut que je m’occupe des légumes pour le repas du soir, lui répond Manu.

 Mais Papa, tu m’avais promis, insiste l’enfant.

 Greta, tu peux jouer avec ton frère ? appelle Manu. Il faut que je fasse à manger

 Ah mais non, j’ai une rédaction à faire en cours d’anthropocène ! proteste Greta.

 Arthur, tu sais quoi, on va sortir le Magimix du placard pour préparer le repas et on pourra jouer ensemble pendant ce temps, mais chut, pas un mot à maman, tu sais qu’elle aime pas qu’on utilise toutes ces machines gourmandes en électricité.

 Oui, oui, chouette, je ne dirai rien à maman, promet Arthur.

Manu sort le Magimix, le branche, met les légumes dedans, appuie sur le bouton et va jouer avec Arthur.

Cette année-là, la sécheresse a frappé plus tôt. Comme chaque année me direz-vous… Les records de chaleur et de nombre de jours de sécheresse s’accumulent et se ressemblent. Il y a vingt ans, le Rhin a été à sec pour la première fois en plein été. Aujourd’hui c’est le Rhône qui menace le fonctionnement de la société. Les centrales du Bugey, de Cruas, de St Alban et du Tricastin menacent d’être mises à l’arrêt faut de débit. Malgré cela, la Présidente de la République rassure l’opinion, tous les soirs, en assurant que la situation est sous contrôle.

Le 1er juillet 2040 commencent les premiers délestages. Les entreprises les plus énergivores cessent leurs activités.

Les appartements sont fermés, les volets et les rideaux baissés toute la journée. Manu se mouille la tête à l’eau froide avant d’aller se coucher. Greta et Manu, qui n’avaient pas l’habitude de se croiser, passent de longs moments d’attente devant le ventilateur allumé, masque de réalité virtuelle sur le nez. Ils sont ensemble, sans se voir.

Tricastin, 14 juillet 2040, 2h07 du matin. Une lumière clignote, une alarme retentit. Les barres d’arrêt d’urgence neutrophages sont descendues dans le cœur… La centrale est en alerte rouge et elle n’alimente plus le réseau.

2h09, c’est au tour de St Alban et Cruas de baisser le rideau. A 2h13, le Bugey s’arrête. Black Rock Energy, qui a racheté les actifs d’EDF suite au démantèlement, coupe tous les nœuds sur le quart Sud-Est pour éviter le black-out sur la France entière, voire sur l’Europe. Les systèmes en réseau, internet et l’électricité, se coupent simultanément à 2h17 du matin. La réunion de crise au conseil d’administration de Black Rock Energy informe l’État français que le quart Sud-Est n’a plus d’électricité et restera dans le noir jusqu’à nouvel ordre. Les météorologues ne prévoient pas de pluie avant au moins un mois. Les centrales n’ont aucune perspectives de redémarrage à court-terme.

Manu se réveille. Son premier réflexe : ouvrir les volets roulants par la phrase « Alexa, ouvre les volets ! ». Rien ne se passe. « Merde, elle est encore débranchée ! Arthur !!! » Manu se baisse. Mais non, Alexa est bien branchée… Il me faut un café, pense Manu pour lui-même. Encore dans le brouillard du sommeil, Manu appuie sur le bouton déclencheur de la machine à café. Normalement, le son emplit la pièce et fait fuir le chat… L’odeur du café moulu est censé se répandre dans la cuisine…

Rien.

Manu se réveille alors vraiment. Quelque chose cloche ! « Oh, une coupure d’électricité ! ». Il vérifie le disjoncteur, tout est OK. Un coup d’œil par la fenêtre des toilettes, les volets des voisins sont clairement fermés. Hasard des vacances qui ont démarré ? Panne du secteur ? Manu a un réflexe de l’homme du XXIe siècle : vérifions sur internet ! Ah oui, mais… sans électricité ! Même l’antenne de la 6G ne fonctionne pas ! « Eh merde ! » jure Manu.

La matinée se passe en conjectures : rencontrer et échanger avec les voisins : personne ne sait ce qu’il se passe. Manu part à la recherche du journal du jour, mais même le kiosque a son rideau baissé… Il rentre à la maison pour discuter en famille de tout ça.

Cristiana a trouvé la manivelle et le store du séjour est ouvert ! Les autres, non, car le concepteur n’avait pas prévu ce genre de problème. La trappe pour enficher la manivelle est logée derrière le capot qui ne se dégage qu’après l’ouverture… électrique… Le diable se loge dans les détails !

Le premier jour laisse la famille épuisée, cherchant désespérément à comprendre, trouvant des solutions à presque tout, sauf le café de Manu ! Cristiana est presque fière de cuisiner un vrai bon repas pour le soir, des crudités bien assaisonnées. Avec Maria, sa mère, elle a ressorti les jeux de son enfance : carton et bois. Une autre vie !

Le lendemain, la mairie fournit quelques explications… ça va durer ! Alors on commence à s’organiser, on partage entre voisins. Maria retrouve quelques réflexes du « bon vieux temps » : papoter, échanger. Au moins on peut savoir ce qu’il se passe. Le troisième jour, ouf ! Un rétablissement de l’électricité est prévu : deux heures par jour. Au bout de quatre jours, Manu peste, Greta réclame à corps et à cris 2h d’internet par jour !

Et un malheur n’arrivant jamais seul, contrairement aux prévisions, il pleut sans arrêt depuis 3 jours. La météo conserve ses hautes températures, avec l’humidité en prime, il fait chaud ! Cristiana s’inquiète : « Les pieds de tomate souffrent avec la chaleur et l’humidité constante ! Je ne peux pas faire livrer les protections pour les protéger, elles vont crever du mildiou et vu l’état du supermarché, ça n’est pas une bonne nouvelle ! Manu, on fait quoi ? »

Au bout d’une semaine, les tensions familiales se font plus prégnantes… La chaleur, les restrictions d’énergie, l’absence d’information, tout cela entraîne une désorganisation collective. De plus, Maria, la grand-mère, s’inquiète. Elle a du mal à se rappeler. Cette maladie sur les tomates ,elle la connaissait. Qu’était devenu ce vieil ami jardinier qui lui avait tant appris dans sa jeunesse ? Quand l’avait-elle vu pour la dernière fois ? Mais oui, c’était bien là, au Grand Centre de Rafraîchissement de la Part Dieu, près du brumisateur numéro 382, au côté de son chien. Elle en était sûre, lui seul pouvait sauver les récoltes. Elle partit aussitôt à sa recherche.

Déambulant dans l’immense complexe, autrefois temple de la consommation, elle finit par le retrouver. Toujours à la même place. L’ancien, sans domicile, représentait désormais une lueur d’espoir.