Transhumance

Récit imaginé par Agnès Philippe, Christine Sausse, Laurence Rohr, Catherine Calvet et facilité par Caroline Tosti dans le cadre l’atelier futurs proches réalisé le 18 mars 2021. 

Thème de l’atelier: Et si nous imaginions une planète forestière ? Ou une forêt planétaire ? Et si des milliards d’arbres remplaçaient les espaces vides de nos villes, villages et campagnes ?: 


Sylvia s’essuie le front du revers de sa manche,


Elle est épuisée d’avoir travaillé si dur ces dernières semaines à l’accueil des transhumants. Tous les veilleurs du Sylvillage de la Grande Dune ont mis les bouchées doubles pour réparer les caba-maisons et hutte-écoles, abîmées par l’hiver. Les passerelles qui relient les arbres entre eux étaient devenues glissantes, usées aussi par l’humidité. Ici on vit bien, quoique simplement, à l’abri de la fureur du monde-dur et la chaleur des cœurs réchauffe lors des hivers difficiles.

Elle a reçu la liste des familles qui arriveront dans la forêt pour la saison il y a seulement quelques semaines. Les équipements de grimpe n’étaient pas suffisamment nombreux. Il a fallu trouver des solutions. Elle a du aussi lister les compétences et affecter les transhumants aux différentes activités d' »entretien » de la forêt et de la communauté … Depuis les années 2030, les ceintures vertes ont poussé autour des villes et villages, soignées par les anciens ingénieurs des eaux et forêts, les sylveilleurs. La forêt s’est étoffée, le poumon vert a grandi et tous les ans, ville-habitants viennent s’installer dans les bois au printemps. La grande transhumance. Certains y restent et d’autres repartent à l’automne pour passer l’hiver en production « dure » dans la ville-béton, toujours plus décrépite. « On les aura ! » pense-t-elle avec un petit serrement de cœur.                

Alors qu’elle est bien installée dans la douceur de son hamac se balançant au gré de la brise du soir, Sylvia est parfois encore traumatisée par la vie de fou qu’elle et son mari vivaient et faisaient vivre à leur enfant. Stressés dès les lueurs de l’aube, aube qu’ils ne percevaient même pas derrière les hauts murs de la cité, ils devaient se dépêcher toute la journée. Courir pour avaler quelque chose sans saveur dès la tombée du lit, courir pour prendre son moyen de transport, elle son métro, l’enfant son bus pour l’école et son mari la voiture quand elle pouvait avancer à travers les embouteillages, tout ça pour passer une journée de plus dans la compétition. Toutes ces tensions, avalées minute après minute, heure après heure, jour après jour, semaine après semaine, se sont soldées pour elle par un burn-out. Elle avait grillé toutes ses ressources et n’était plus qu’un légume. Pour son enfant, même s’il aimait l’école, l’école, elle, ne l’aimait pas. Il se faisait harceler méchamment par ses « camarades » et n’avait plus envie d’y aller. Alors… Sans parler de Jean, le mari, qui devait assumer un boulot qui n’était pas son métier, la société l’ayant licencié comme un numéro. Il faisait un travail gagne-pain sans âme et en était très malheureux. Bref, il fallait que ça change, et comme ça craquait de tous côtés, ça allait changer !

Sylvia rêvait de partir loin, très loin de cette vie. Et cependant elle redoutait ce qu’elle ne connaissait pas. Un jour elle a fini par tout quitter, sur un coup de tête. Mari, enfant, non-vie, ville, enfer. Et elle a fini par atterrir, comme par magie, au Sylvillage de la Grande Dune. Encore par magie, deux orphelins ont emménagé dans sa caba-maison un jour et ne sont plus jamais partis. Une famille recomposée qui ne lui faisait pas oublier Jean et son enfant. Loin… Jusqu’au jour où eux aussi sont arrivés aux portes du Sylvillage. Quelle surprise pour elle, grande organisatrice de la Transhumance, que de voir leurs noms sur la liste des arrivants !                

Une douce odeur d’humus chatouille les narines de Jean, maintenant « Olivier ». Déjà 1 an qu’il est au Sylvillage de la Grande Dune. Il n’a pas vu le temps passer. Les enfants semblent tout à fait conquis, ils ont très vite adopté ce mode de vie à la Tarzan et grandissent aussi bien que ces arbres majestueux. Olivier n’a plus peur de cet horizon bouché par la verdure ; il a appris à voir sous les feuilles, dans la mousse, des surprises merveilleuses. Ses humeurs se sont tempérées au gré du balancement rassurant des ramures sous la brise. Il demeure calme, perché sur cette passerelle. Il se rappelle ce premier jour de travail dans la forêt, coaché par Sylvie, un poil autoritaire, qui lui  a toutefois ouvert les yeux. Il n’y croyait pas mais force lui est de constater que le bonheur des enfants et le sien dépendent désormais de la vie de ces arbres. Alors, après avoir longuement promené son regard sur ce village des bois, sur ces maisons dans les arbres, sur ces passerelles intriquées et infinies créant un réseau formidable entre toutes les compétences et intentions des habitants des bois, il ramasse sa hotte, ses affaires et se retourne vers la ville, au loin, derrière la brumeuse lisière. Demain il siégera au conseil de la ville, il racontera comment la vie ici est une promesse d’avenir, comment les arbres accueillent les humains, comment ils les abritent, les nourrissent, les habitent. Il témoignera  de cette formidable connivence entre chacun des êtres humains grâce aux radicelles du vivant qui imprègnent leurs décisions, leurs espoirs… Il deviendra alors le passeur, celui qui guidera les futurs transhumants.