Terre de Chanvre

Récit imaginé par Emilie Huurneman, Hélène Peruset Auloge, Isabelle Clouet et Raphaël Poughon, et facilité par Priscille Cadart dans le cadre de l’atelier futurs proches réalisé le 2 mars 2023 en partenariat avec l’ADEME

Thème de l’atelier : Et si la France était neutre en carbone en 2050 en s’appuyant sur les Technologies Vertes (scénario 3) ?  


23 avril 2050 : Hier c’était mon 25ème anniversaire ! Nous sommes allés fêter ça avec des amis en faisant un pique nique en haut du Puy Pariou, pour profiter un peu de la fraîcheur. On y est allé avec nos VTT à hydrogène, c’était trop bien ! Il a fait encore 35° aujourd’hui, pour une fin avril, ça fait déjà beaucoup. 25° à l’intérieur de mon immeuble, merci l’isolation de 2040 ! Je vais pouvoir attendre encore juin pour allumer la clim’. On a également fêté mon anniv’ avec mes voisins de télétravail, dans la salle commune où je les retrouve tous les jours pour bosser ensemble. C’est quand même mieux que d’être chacun chez soi comme dans les années 20. Bon, on est chacun sur nos 3 écrans mais c’est quand même chouette de faire des pauses cafés et de déjeuner ensemble. Parfois, ça me manque quand même de ne pas sortir, de ne pas aller en déplacement visiter en vrai les agriculteurs que je suis sur mes écrans. De toute façon, à quoi ça servirait d’aller sur place me dit mon chef, j’ai tous les éléments sur les écrans: je peux visualiser le champs depuis plusieurs points de vue, contrôler l’hygrométrie du sol, la vitesse de pousse de la plante, la présence de maladies. Le métier d’agronome se réalise maintenant à distance. Même les agriculteurs sont capables de moissonner depuis leur bureau grâce aux robots moissonneurs. 
Bon, je suis quand même bien à Volvic, c’est chouette de pouvoir aller au frais dans les volcans, je suis contente d’avoir choisi cet endroit pour vivre. Mon Sud natal est bien trop sec. Ici, au moins, on a encore de l’eau, même si le niveau de la source est devenu l’indicateur N°1. Le niveau d’aujourd’hui est correct ici, 250. Dans certaines régions, ils sont déjà à 130, voire 110. Quand on sait qu’en dessous de 100 on risque la coupure d’eau, ça m’inquiète. Même la Normandie est à sec. La Normandie, c’est là où sont installés une bonne partie des agriculteurs avec qui je travaille. Ils commencent à être très inquiets car c’est le moment où les plantes doivent lever. Les niveaux affichés sont à 128 chez Brice, 125 chez Nicolas, 132 chez Laurent…. Sauf chez Philippe, qui est toujours à 220. Étrange… 

24 avril 2050 : Mon intuition s’est confirmée ce matin. Des 15 agriculteurs avec lesquels je travaille dans la région d’Argentan, tous connaissent des taux hydriques considérablement bas. Les engrais de synthèse aident beaucoup à lutter contre la sécheresse d’habitude mais là rien n’y fait. L’année dernière je me souviens encore quand on a du, en urgence, faire livrer 50 tonnes d’engrais d’humidité synthétique pour sauver la production de pommes, ça avait fonctionné. Cette année, on a fait livrer 60 tonnes au même endroit et pourtant on n’a pas réussi à réduire les sécheresses des sols. Ca me questionne beaucoup sur nos méthodes, d’habitude, la technologie, ça marche bien… Au sud d’Argentan, à 15km, Philippe affiche des taux d’humidité très hauts pour les normales de saison. Philippe Vidal est en maraichage, c’est un de mes clients depuis 6 mois, son sol affiche un taux d’humidité double par rapport à ses voisins. Du jamais vu ! Je lui ai envoyé un message mais il ne m’a pas répondu. Je me demande vraiment comment il y arrive. Je l’ai même appelé plusieurs fois et essayé de forcer la caméra de son ordinateur qu’on utilise seulement en cas d’urgence sécheresse pour piloter les champs des clients à distance. Après ça il s’est déconnecté. Son compte est introuvable dans mes fichiers, et je peux plus lui parler. 
C’est louche, mais ça m’intrigue. 30% d’humidité ? Qui peut se targuer d’avoir vu ça ? Je vais aller le voir, peut-être un microclimat ? Peut-être qu’il a mis au point un engrais de synthèse superpuissant qui permet de régénérer les sols ? Je vais aller le voir, je veux en avoir le cœur net 

25 avril 2050 : Pour mon premier trajet en hyperloop, je n’ai pas été déçue… 2 heures pour rallier en hypervitesse Deauville, de nuit, pour éviter le monde. A peine le temps de recharger complètement mon vélo, et me voilà à 6 heures du matin sur les routes normandes, pas franchement prévues pour les deux roues… A intervalles réguliers, me frôlent des voitures autonomes, dont le souffle me surprend à chaque fois, à défaut de leur bruit. Enfin, je quitte la voie principale et me retrouve au milieu des champs, survolés par une myriade de drones semeurs aux premières heures du jour. Je ne croise pas âme qui vive, aucun être vivant, le sauvage semble avoir déserté ces terrains, dont je me souviens des tableaux bucoliques, de champs du XXème siècle, que j’ai pu voir le mois dernier au musée des terres anciennes. 

Le vélo m’indique que j’arrive à destination. Première surprise : aucun capteur ne semble percevoir mon arrivée, aucune lumière ne s’allume automatiquement, comme à l’accoutumée. Les panneaux LED indicateurs restent éteints. Arrivée devant ce que je devine être la maison de mon client, je me gare, cherche l’interface d’accueil bio-numérique sans succès, avant de me décider à frapper à la porte du hangar couvert de panneaux solaires, eux-mêmes couverts d’une épaisse couche de poussière. 
– J’ai besoin de personne, tout fonctionne bien. Me dit une voix rauque, derrière la porte.
– Monsieur Vidal, c’est la société Cerbi… Je suspends mon discours habituel, et reprends avec une voix moins artificielle. Je suis Alex, et je suis pas censée être là. Je bosse pour Cerbios, je suis vos données, et j’ai trouvé des trucs bizarres,… je sais pas pourquoi, j’ai eu envie de comprendre, même si je suis pas censée le faire. 
La porte est restée longtemps fermée. Puis s’est ouverte sur un homme âgé, plus que je ne le pensais (en voilà un qui ne se gave pas de sérum antivieillissement !). 
– J’aime pas trop qu’on fouille dans ma vie. 
Il a plongé ses yeux dans les miens, avant de laisser un grand silence, et de me laisser entrer.

28 avril 2050 : Cher journal, je t’ai pas écrit depuis 3 jours, cette rencontre improbable avec Philippe – c’est son nom – m’a accaparée. Peu disert aux premières heures, il m’a finalement emmenée faire le tour de son exploitation. Et j’ai découvert un décor agricole complètement inattendu. Dans ces champs, aucune machine. Quelques drones déchargés traînaient au sol, à moitié recouvert de terre. Les rares capteurs encore au sol semblaient remonter aux premières générations (2010 !). Mais surtout, la terre était … fertile … Sauvage par endroit … J’ai même entrevu quelques lapins en lisière de ses prés. Les sols n’étaient pas recouverts par les thermorégulants connectés habituels, distribués par Cerbios et qui couvrent de gris tous les sols agricoles de France depuis les années 40. A la place, des plants émergeaient au milieu de la paille, différentes pousses, différentes tailles, un vrai fouillis. 
Et plus étrange encore, une parcelle isolée, abritée par quelques arbres, encadrée de haies (je pensais qu’elles avaient toutes disparues depuis 5 ans), regorgeait de plants hauts, de feuilles fines. Un plant de chanvre. Et là, une image s’est imposée dans mon esprit : celle d’un champ du même type, dont nous avait parlé un prof à l’école, nous montrant quelques clichés, évoquant des pratiques ancestrales de permaculture, mais qui remontaient au début des années vingt ! 

28 août 2050 : Ouh là là mais ça fait 4 mois que je t’ai délaissé cher journal ! Pardonne moi mais j’ai pas vu le temps passer ces dernières semaines –  j’ai pas chômé et quelle chaleur ! c’est incroyable ! – j’ai fait le point sur les indicateurs : les capteurs m’indiquent du 54,5° de moyenne sur les 3 dernières semaines – c’est 5 jours de plus qu’en 49 ! du jamais vu en Normandie ! Et pourtant étonnamment j’ai le sentiment que je me sens beaucoup mieux que l’année dernière à la même époque – c’est vrai qu’alors que j’ai sacrément bossé, je me sens quand même plus détendue, j’ai fait quelques courtes siestes à l’ombre des arbres (et oui, il y en a encore pas mal ici dans ce petit coin de paradis ) et je ne culpabilise même plus d’avoir éteint mon smartphone – j’en pouvais plus de toutes ces notifications ! J’ai suivi à la lettre les conseils de Philippe en permaculture et je vais avoir de quoi préparer une multitude de bocaux de ratatouille et autres sauces tomates : trop chouette ! Ça me rappellera des souvenirs d’enfance avec un vrai goût de légumes. J’en reviens pas non plus de voir la quantité de chanvre produite malgré cette chaleur et cette sécheresse – finalement il avait raison Philippe y a rien de mieux que l’agroécologie pour faire face à ces conditions climatiques extrêmes et dire que l’Etat voulait lui imposer d’y renoncer. … Philippe… Je suis triste de ne pas pouvoir partager avec lui ces moments où je retrouve du sens dans la culture de la terre – ces moments d’émerveillement quand j’ai la chance de voir un petit vers de terre au pied de mes aubergines – euh euh « mes » aubergines ???  C’est vrai que ça fait déjà presqu’ 1 mois qu’il est parti … le temps passe tellement vite … Je me rends compte que je suis triste mais je réalise aussi en même temps que ça faisait longtemps que je n’avais pas ressenti cet apaisement au fond de moi, je me sens bien ici et j’ai bien envie de rester plus longtemps.