Perdus dans les yeux d’Alice

Récit imaginé par Lise Chambers, Sylvain Rondet, Stéphanie Formery et facilité par Laetitia Gangloff et Priscille Cadart dans le cadre l’atelier futurs proches réalisé le 25 septembre 2021 à Ostwald, en partenariat avec Désobéissance Fertile.

Thème de l’atelier: Et si le Vivant disposait véritablement de droits ? Comment nous, habitant.e.s de la Terre, les ferions nous vivre ?


« Si un jour on m’avait dit que je casserais le trottoir devant le Social Bar, je ne l’aurais pas cru », pensa Jorg alors qu’il martelait le trottoir à coup de pioche. Une vingtaine de bénévoles s’activaient pour redonner vie à la terre, devant un illustre lieu de convivialité près de la place d’Haguenau à Strasbourg, ouvert au cours de l’année 2020. Tous mettaient du cœur à l’ouvrage, avec le seul but de laisser la terre respirer, loin d’une époque où le béton était roi et synonyme d’une société civilisée. Jorg et ses camarades n’entendaient que les coups de pioche faisant écho dans cette nouvelle ville. Ici, tout avait changé. La nature avait repris ses droits. On avait compris qu’il était inutile à l’homme de vouloir tout contrôler et de dominer son environnement. Dans les montagnes, les forêts, jusque dans les villes, les espèces sauvages avaient d’ailleurs repris leur place, ne craignant plus la tyrannie de l’homme. Durant la crise des année 2020, la société avait été repensée. Les familles vivaient ensemble, Jorg vivait avec sa compagne, sa fille de 8 ans, Alice, qui était aujourd’hui de sortie à l’école. Elle aurait dû être rentrée depuis une heure, mais il ne s’inquiétait pas vraiment, concentré sur sa tâche. Une demi-heure passa, Jorg prit une pause, il regarda autour de lui et se demanda

« Mais où est Alice ? ».

« Marguerite ! Mais où vas-tu ? Attends-moi ! » fanfaronnait Alice en riant. La chienne avait filé en courant, après on ne sait quoi. Alice passait l’après-midi avec sa classe, sur l’ancien échangeur, place de Haguenau. Avec toute la végétation qui avait couvert les espaces, c’était un excellent terrain de jeu et d’observation. Les enseignants avaient organisé un projet d’art végétalo-urbain et ils étaient en repérage. Elle se trouvait au niveau de l’ancienne canalisation, qui autrefois dégueulait ses eaux brunâtres, à se tremper les pieds dans le ruisseau clair, au milieu des libellules. C’est alors que Marguerite fila. A en croire ses aboiements, Alice savait que la chienne avait repéré quelque chose de beau. Elle sauta hors du ruisseau et suivi la chienne sur un ou deux kilomètres.

– Tiens, mais c’est la clairière de ma cabane !

– Ouaf ! Ouaf !,

Son amie chienne l’invitait à monter dans sa cabane pour observer le spectacle. Elle percevait de subtils soubresauts de la terre sous ses pieds et l’arbre lui chuchotait qu’une belle surprise arrivait. Elle grimpa à l’arbre, s’installa dans sa cabane.

– Croa, croa !

La corneille s’y mettait elle aussi. Au loin, elle vit apparaître quelques cerfs, et même… des sangliers. Ils venaient tranquillement se prélasser dans la clairière, et se nourrir à l’orée de la nouvelle forêt. Elle saisit ses crayons et du papier, et se mit à dessiner la scène en chantonnant. « Quel moment incroyable ! Merci Marguerite ! ». Le temps passait, sans qu’elle ne s’en rende compte.

Pendant ce temps : « Alice ! Ma fille ! » s’écrira Jorg en paniquant soudainement. Une heure avait passé. Puis son esprit s’emballa. Et si les animaux sauvages l’avaient surprise ? Jorg était perdu, qu’avait-il fait de son rôle de père ? Et d’ailleurs, que représentait son autorité dans cette nouvelle manière de vivre ? Il n’était plus très sûr d’avoir pris le bon chemin en construisant cette nouvelle vie. Pris dans la construction théorique d’un nouveau monde, n’avait-il pas oublié de s’investir matériellement, concrètement dans la protection de ses proches ? Tout en rangeant ses outils, il avait besoin de faire un bilan de ce qu’était devenu sa vie, depuis ces 9 ans passés « hors du monde ». Ce retour à ce qui fut sa ville d’accueil où il s’était construit comme adulte, lui faisait soudain peur. Sa fille, la prunelle de ses yeux, celle pour qui il avait fait le choix de vivre en harmonie avec le vivant tout entier, n’allait-elle pas être la victime d’une illusion ? Arrivant devant chez lui, le cœur battant, le cerveau en feu, il balança ses outils, ouvrit la porte et…

Alice était assise à la table de la cuisine, avec ses crayons de couleur.

– Alice, ma grande ! Où étais-tu ?

– J’étais là.  répondit Alice. Elle lui présenta un grand dessin de clairière, grouillante d’animaux sauvages impressionnants, chacun occupé à différentes activités. Contenant son stress, il fit mine d’être calme, respira, et tout en admirant la foule de détails, lui dit :

– Il est beau ton dessin. Mais toi, où es-tu dans le dessin ? . Elle répondit :

– Mais Papa, c’est pas moi que je dessinais !

Ce texte a été rédigé en collaboration avec les moustiques de la forêt d’Ostwald, aucun crime prémédité n’est à déplorer.