Mon navire Cohérence

Texte écrit par Loïc Marcé, humain, engagé dans l’Anthropocène, en quête d’impact et de sens, membre animateur de futurs proches, co-fondateur de l’Arbre des imaginaires, membre de la Freque du climat et Alternatiba.


Mon navire s’appelle Cohérence. 

Je lui ai construit une coque solide faite du bois robuste de mes valeurs et de connaissances précises sur la réalité du monde qui nous entoure. Chaque avancée dans la compréhension de ma propre nature y ajoute des clous et de l’enduit qui permettent à mon navire de résister aux intempéries. 

Le mât monte fièrement vers les cimes, annonce au monde la force de mon engagement. Cœur de mon navire, je l’entretiens, le répare, j’en prends soin, il m’est vital pour avancer.

Les voiles de mon navire se gonflent de projets et d’actions ; ses coutures tressées de rêves, d’idées et de rage militante ne sont pas prêtes de craquer.

Au bout de mon navire, je ne quitte jamais longtemps sa proue, ma fille. C’est le symbole, la raison d’être de mon bateau ; l’espérance, stable, sereine, fixant résolument, devant elle, l’avenir. C’est elle qui verra en premier la lumière, les îles.

Je borde les écoutes, ces cordes de la détermination et du courage, pour remplir mes voiles de la force du vent, mon énergie vitale. Le vent peut être capricieux, faiblir ou se lever, il me faut réussir à capter au mieux cette énergie, accepter qu’elle fluctue, trouver à quels endroits et à quels moments elle souffle le mieux pour propulser mon navire. 

Le regard au loin, je tiens fermement le gouvernail, je contrôle ce que je peux maîtriser, j’encaisse les chocs de la navigation, les vagues contraires glissent sur la coque de mon navire fuselé et ne me détournent pas de l’essentiel. Je peux virer de bord, modifier mon cap, ma trajectoire n’est pas rectiligne. Le bonheur est mon cap, l’amour ma boussole. Perdu dans l’immensité de l’océan, comment ne pas m’émerveiller des étoiles dans la nuit, des dauphins qui font la course à mes côtés, contempler les reflets argentés de la lune sur les flots. Voguer sur cet océan, régulateur de notre climat et havre protecteur de la biodiversité marine, est un privilège rare, je ne peux abandonner à d’autres la tâche d’en prendre soin.

Qu’il est bon de jeter l’ancre parfois, profiter de cette vie qui file aussi vite que l’eau fendue par la coque, ralentir, m’ancrer dans un lieu, dans l’instant présent, la pleine conscience du monde qui m’entoure, le vivant partout, toujours, que je veux chérir et protéger. 

Je descends dans le cockpit, analyser mon parcours, calculer les prochains mouvements de mon navire. Ma carte se dessine au fur et à mesure de mes progrès et de mes découvertes. Ces morceaux de carte sont précieux, ils me permettent de me souvenir de la traversée et ce que j’y ai appris, de revenir à des endroits connus en vivant pourtant une expérience renouvelée, de diffuser à d’autres mon expérience, les aider à se repérer et bénéficier de leurs morceaux de carte en retour.

Briquer le pont, ranger les cordes, vérifier l’état de la coque, de la proue, du mât et des voiles, tous ces rituels routiniers m’aident à entretenir mon navire. Des choses simples me sont devenues fondamentales. Chaque étape de ce long trajet me lie un peu plus à mon navire. Le corps lourd, une chape de bonne fatigue sur le dos, le cœur léger, je m’allonge dans la cabine. Me reposer, me ressourcer, prendre soin de moi est fondamental pour aller loin.

Je me lève et retrouve l’équipage, ma famille, mes ami.e.s, mes sœurs et frères de combat, les êtres vivants peuplant les mers, les terres et les cieux, qui me sourient. Tous m’aident tant à maintenir mon navire à flot et en état, à le mener dans la bonne direction. Sans eux, je n’aurais aucune chance.

Devant nous, le brouillard est chaque jour plus dense, permanent à mesure que nous voguons vers un avenir incertain, aux mille visages possibles. Il faut l’accepter. Les tempêtes, les ouragans, les cyclones,  sont inévitables sur notre trajet ; mais plus le bateau est robuste, plus l’équipage est rôdé, plus les cordes, les voiles et le mât sont solides, mieux nous pourrons traverser ensemble les épreuves sur notre trajet.

Je pratique la navigation négative. Face à l’incertitude absolue et l’immensité des possibles devant moi, une trajectoire rectiligne, linéaire, tracée à coups de compas et d’équerres, n’aurait pas de sens. Pour mener mon navire Cohérence, j’identifie les zones à éviter, les états et comportements à proscrire, les phares qui me signaleront mes errances, je veux rester en alerte, en colère, indigné, jamais résigné ou confortable, je veux demeurer engagé dans le combat pour la vie. Résolument, je choisis de rester sourd aux sirènes des fausses promesses, des renoncements, des petites trahisons et menues mesquineries, de l’illusion anesthésiante du confort, qui veulent me détourner de ma trajectoire. 

L’océan s’étend devant moi, immense, profond. Ses abysses me renvoient à l’ampleur de mon ignorance, à mes peurs aussi. Son eau, son sel, me le rendent familier, intime. J’éprouve un lien presque charnel pour lui. Minuscule devant cet infini, je me sens partie d’un tout, qui me dépasse et me transcende. La nuit, quand le drap obscur de l’eau rencontre les étoiles, j’en oublie où je suis, si je tombe ou si je m’élève, je m’abandonne à la contemplation et la méditation, je suis moi aussi molécules d’eau et poussières d’étoile, je me sens à ma place, sûr de mon cap. 

Un jour, au loin, j’aperçois une succession d’îles, si belles et si diverses, peuplées d’alternatives concrètes au monde que nous voulons transformer, et les archipels qui les relient permettent d’entrevoir une nouvelle société. 

Je suis fier d’avoir entretenu ma Cohérence qui m’y a mené.

J’ai traversé les mers et les tempêtes vers l’horizon, à la recherche d’un avenir décarboné, respectueux de toutes les formes du vivant, libre et fraternel…

Et s’il était possible d’atteindre cet horizon ? 

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