L’oiseau, le pommier et l’enfant

Récit imaginé par Nadine Métivier, Colin Maudry et Anne Lise Papillon et facilité par Mathilde Guyard dans le cadre l’atelier futurs proches réalisé le 25 septembre 2021 à la Prévalaye à Rennes en partenariat avec Désobéissance Fertile

Thème de l’atelier : Et si le Vivant disposait véritablement de droits ? Comment nous, habitant.e.s de la Terre, les ferions-nous vivre ?


Mais que se passait-t-il donc sur la place du Rucher ? Que signifiait cet attroupement autour du vieux pommier ?

Tiens, mais c’était bien petit Pierre qui était là aussi, et tout était centré sur ce qu’il tenait dans ses mains ?!

La place du Rucher portait bien son nom, car c’était le lieu de rencontre et de partage pour tout le quartier.

C’était ici, autour du vieux pommier que se prenaient bien des décisions concernant les habitants du lieu. Le vieil arbre était le « représentant », on pourrait même dire qu’il était le « survivant » d’il y a bientôt une décennie ! Oui, il avait bien failli y « laisser son tronc » parce que les dirigeants de la ville voulaient installer des jeux pour enfants en plein milieu de la place ; juste là où l’arbre trônait. Il commençait à faire ses fruits cette année-là ; de belles pommes d’une variété ancienne. C’était encore l’époque où il n’y avait que du béton autour de lui. Le quartier avait bien changé depuis.

Ce matin-là, petit Pierre s’était donné comme mission de cueillir une feuille et une fleur de chaque végétal vivant sur la place. C’était pour mettre dans son herbier ; un grand cahier où il y déposait ses découvertes. Petit Pierre voulait être chercheur-explorateur. Tout l’intéressait, mais pour ne pas se disperser, il décida de se concentrer sur le règne végétal. Cela faisait bien longtemps qu’il n’était pas venu sur la place, et il avait entendu dire que le vieux pommier était en fleur. Il voulait absolument découvrir cela !

Il partit dès le lever du jour. Il prit son sac à dos, et avec sa trottinette il rejoignit la place. Elle était belle cette place ; c’était un vrai petit labyrinthe de toute une diversité de végétaux. Il adorait arriver par l’allée transversale, celle qui donnait sur l’espace sauvage d’où il apercevait la branche du pommier sur laquelle il aimait tant se balancer ! Elle lui tendait les bras, mais cette fois il n’irait pas directement ! Petit Pierre travaillait sa patience alors, comme exercice, il décida de cueillir les premières fleurs et les premières feuilles à sa portée.

Bientôt sa curiosité le rattrapa et il se retrouva rapidement au pied de l’arbre. Le pommier n’avait jamais été aussi « bruyant ». D’abord le magnifique chant d’oiseau qu’il entendit en arrivant sur la place, puis ce bourdonnement incessant de toutes parts. Émerveillé, petit Pierre, tous ses sens en éveil s’était assis près de l’arbre pour écouter la symphonie des insectes. Comme c’était beau ! Regardant au-dessus de lui, il aperçut alors à la troisième branche du pommier, un agglomérat de brindilles entremêlées qui formaient comme un petit cocon. « À l’évidence c’est un nid », se dit-il, « c’est bel et bien un nid ! »

Ni une, ni deux, notre petit Pierre, mû par son enthousiasme et sa curiosité prit son élan pour attraper la première branche. Après deux tentatives, il réussit à se hisser sur celle-ci. Il jubilait, il n’était encore jamais parvenu à cela jusqu’ici !  C’est vrai que tout le monde lui disait qu’il avait grandi ; il en avait la preuve ! Assez facilement il grimpa sur la deuxième branche, puis la troisième. Le nid était tout proche, il n’en avait jamais vu d’aussi près dans un arbre ! Il s’approcha un peu plus, et découvrit alors, un véritable trésor ! Trois petits œufs d’un bleu magnifique ! Il resta là, immobile à les contempler. Mais vite, il se sentit submergé par tout un tas de questions qui lui traversaient la tête. Que devait-il faire ? Il aimerait tellement partager sa découverte avec tout le monde. Surtout avec Thimoté son grand copain, et avec ses parents aussi. Devait-il emporter le nid avec lui ? Avait-il le droit de faire cela ? S’il ne l’emmenait pas, personne ne le croirait ! Il prit sa décision assez rapidement. Il ouvrit son sac à dos et glissa délicatement le nid dedans.

Après être descendu de l’arbre non sans difficulté, il rencontra Colin et Anne-Lise qui arrivaient sur la place. Mathilde et Joséphine les rejoignirent. C’est à ce moment-là que petit Pierre leur montra sa découverte.

« Tu ne peux pas emmener le nid avec toi, tu n’as pas le droit ». Tout le monde fut d’accord, le nid devait retourner d’où il venait. Petit Pierre était en colère. Quoi, ce n’était qu’un nid après tout, et il avait bien le droit d’en faire ce que bon lui semblait, puisque c’était lui qui l’avait découvert. Il avait le sentiment que le nid lui appartenait : s’il voulait le détruire ou casser les œufs pour voir ce qu’il y avait à l’intérieur, qui pouvait l’en empêcher ?

Mais Joséphine le regardait avec des yeux mauvais. Elle était encore plus en colère : « ces œufs, ce sont les petits de cette grive musicienne qui nous a régalé les oreilles toutes les soirées précédentes. Comment peux-tu ignorer à ce point leur existence et leurs droits ? ».

Petit Pierre ne comprenait rien. Leurs droits ? Mais de quoi parlait-elle ?

Joséphine savait qu’il était encore petit, et que ces termes de devoir et de droits étaient abstraits et incompréhensibles. Avant de penser aux droits des autres, il voulait affirmer les siens. Il voulait affirmer son pouvoir sur le monde pour se sentir exister. Il voulait s’approprier les choses, les faire siennes, en faire ce que bon lui semblait. Il voulait être libre, et que personne ne lui dicte ce qu’il avait à faire. Il sentait confusément qu’alors, on le considérerait vraiment comme une personne à part entière, et même, comme un homme.

Il planta Joséphine près de l’arbre et s’enfonça dans la forêt qui se situait un peu plus loin, de l’autre côté du village. Il avait laissé le nid au pied de l’arbre, et Joséphine s’empressa de le remettre dans l’arbre, bien au creux d’une branche suffisamment haute pour que petit Pierre ne s’avise pas de le reprendre lorsque personne ne serait plus là. Elle espérait ainsi que la grive musicienne reconnaitrait son nid, ses œufs, et pourrait continuer à les couver. Car elle avait déjà vu des oiseaux abandonner leur nid après que les œufs aient été saisis par des mains d’enfant. Une histoire d’odeurs, avait-elle entendu.

Il marcha jusqu’à la cabane qu’il avait construite quelques semaines auparavant, et qui lui servait de refuge quand il avait envie d’être tranquille, ou qu’il était submergé par les émotions. Il y resta un long moment, rempli de colère et d’agacement. Il contemplait le souvenir des trois œufs que la grive avait pondu la veille. Ils étaient bleutés, avec quelques reflets argentés, et petit Pierre dû admettre qu’il les avait trouvés beaux. Mais il sentait une sorte de désir de s’emparer de ces œufs ; et s’en emparer, il le sentait confusément, pour lui, cela voulait dire les anéantir.

Plutôt que de se perdre dans ses réflexions, il se remit en route. La solitude de la cabane lui avait fait du bien, et il devait y aller maintenant. Il y avait une fête sur la grande place ce soir, et il ne voulait pas rater ça : il y avait toujours de délicieuses châtaignes grillées, et il avait entendu dire qu’un conteur venu de très loin serait là. Il était curieux.

Il y avait déjà beaucoup de monde sur la place quand il arriva. L’ambiance était à la fête. Il retrouva Camille et Thimoté, et il se garda bien de saluer Joséphine quand il la croisa. Elle jouait aux bonnes amies, mais elle avait deux ans de plus que lui, et elle l’impressionnait, sans parler de l’événement de tout à l’heure. Revoir ses deux camarades le revigora un peu. Il ne leur parla pas de l’incident, mais leur proposa d’aller manger des châtaignes. Il en acheta une bonne douzaine et les dévora : elles étaient chaudes et réconfortantes. Il se laissa peu à peu porter par la bonne humeur et par l’atmosphère légère. La musique était douce, l’accordéon semblait réunir les cœurs par sa mélodie joyeuse aux sonorités nostalgiques.

On annonça que le spectacle allait commencer. Petit Pierre et ses deux amis s’installèrent par terre, au premier rang. Il n’avait jamais vu ni entendu de conteur. La dernière fois qu’une telle fête avait eu lieu, il n’avait pas pu s’y rendre, car il avait attrapé la fièvre et il était resté au lit toute la soirée. Mais tout le village en avait parlé pendant des semaines : le conteur avait été merveilleux, il avait enchanté tout le monde, petits et grands. Il s’était juré de ne pas rater la prochaine fois. Et il était là, enfin. Il était tout ouï, prêt à accueillir chaque mot, chaque phrase, chaque tonalité de voix ; et déjà, son imagination fusait. Il allait partir à l’aventure avec le héros, vivre mille difficultés, croiser mille dragons et les vaincre. Il reviendrait grandi, triomphant, héroïque, acclamé.

Le conteur commença son histoire. Petit Pierre comprit vite qu’il n’y aurait ni héros ni dragon. Il était question de Zaphir, un éléphanteau qui était si petit et si fragile qu’il devait faire attention à tout. Il était né très différent des autres, avec des pattes fines comme des roseaux, une trompe si longue qu’il s’y emmêlait parfois, de petites oreilles ratatinées qui viraient vers le violet, et un corps frêle qui paraissait pouvoir se briser aussi facilement que du verre. Souvent, Zaphir n’arrivait pas à suivre le groupe. Il semblait toujours triste, et ses yeux étaient remplis d’une inquiétude qui semblait ne jamais pouvoir s’apaiser. Tout cela lui donnait un air si bizarre et pitoyable que souvent, ses congénères se moquaient de lui. Les éléphants étaient robustes, et forts, et stables, et ancrés ; voir un congénère si différent, si faible, si souffreteux, cela les affligeait. On racontait que sa mère, alors qu’elle était en gestation, avait croisé un braconnier, et qu’il s’était passé là quelque chose d’effroyable. Personne ne savait exactement quoi, et la mère n’avait jamais voulu en parler. Le braconnier avait sans doute essayé de s’emparer de ses défenses pour les revendre à quelque roi avide de richesses et de possessions. Il avait dû y avoir un combat violent. Peut-être même le braconnier avait voulu la tuer, elle et son bébé. Mais nul ne savait. C’est Zaphir qui avait payé le prix fort. La mère avait ressenti dans son ventre une immense douleur qui avait duré le temps d’un éclair ; mais elle avait senti que son bébé avait subi le choc de sa frayeur à elle. Elle avait senti que sa peur à elle s’était inscrite dans le corps de son bébé de manière définitive et irrémédiable.

À ce moment du récit, petit Pierre éprouva une forte colère. Comment le braconnier avait-il pu s’en prendre à cette éléphante qui était sur le point de mettre bas ? Comment avait-il pu être si égoïste ? Comment vouloir tuer deux êtres si beaux pour s’emparer des seules défenses de la mère ? C’était inconcevable.

C’est alors qu’il croisa le regard de Joséphine. Son corps se mit à trembler, sans qu’il sût bien pourquoi. Ce n’est que plus tard qu’il comprit. Le conteur continuait de raconter l’histoire de Zaphir, qui vécut plein d’aventures qui l’amenèrent peu à peu à grandir, à guérir. Mais petit Pierre n’écoutait plus vraiment. Il pensait au nid. Il pensait aux œufs. Il pensait à la grive musicienne.

Quand le conte fut fini, il dit qu’il voulait aller se coucher. Il avait besoin d’être seul, de réfléchir. Il se disait qu’il avait été braconnier. Il avait honte.

Le lendemain matin, après avoir jeté un coup d’œil au pommier et vérifié que le nid y avait été replacé, il alla trouver Joséphine. Il avait entendu parler à l’école d’une déclaration sur le vivant ; Déclaration universelle, si ses souvenirs étaient bons. Ces mots étaient flous, abstraits, mais il voulait comprendre. Est-ce que les animaux avaient les mêmes émotions que les humains ? Est-ce qu’eux aussi aimaient, pleuraient, étaient joyeux ou tristes, pouvaient se mettre en colère ? Est-ce qu’ils avaient une valeur en eux-mêmes, et pas seulement pour l’humain ? Est-ce qu’ils avaient une vie propre qu’ils avaient envie de vivre, au lieu de servir à réaliser les envies des humains ? Toutes ces questions, qu’il n’arrivait pas à formuler clairement, mais qui avaient surgi pendant la nuit, il fallait absolument qu’il les adresse à quelqu’un. Il lui semblait que seule Joséphine pourrait comprendre. Il savait que c’était elle qui avait replacé le nid. Elle avait été le seul témoin de ce qu’il avait fait, et qui lui paraissait à présent cruel. Seule elle pouvait l’aider.

Il la trouva près du four collectif, dans la rue qui donnait sur la place, de l’autre côté du pommier. Elle l’accueillit avec gentillesse. Cela le rassura et l’encouragea à se confier. Elle lui expliqua : oui, les animaux sentent ! Oui les animaux sont très différents de nous, et chaque espèce animale a ses propres singularités. Mais comme nous, ils ont des intérêts propres, comme nous, ils interagissent, ils ont de l’affection ou de l’hostilité, sont amis ou ennemis ; comme nous, ils donnent de la signification aux choses, ils vivent dans leur monde propre, avec leurs propres perceptions, et ils nous apprennent que leur monde vaut autant que le nôtre. C’est pour cela que les humains ont décidé de mettre fin à l’exploitation de l’animal par l’homme. Il y eut un temps où les humains faisaient n’importe quoi avec les animaux, et les considéraient comme des sortes de machines sophistiquées. C’était un grand philosophe qui avait lancé l’idée, mais elle ne savait plus très bien. Mais imagine ! lui disait-elle. Un philosophe ! Quelle aberration ! C’était le monde à l’envers. Comment pouvait-on arriver à dire de telles énormités ? Mais peu importait. Ce qui comptait à présent, c’était de comprendre que ces petits œufs qu’il avait voulu détruire, c’étaient des êtres vivants qui avaient le droit de vivre leur vie. Que la grive musicienne se préoccupait d’eux, voulait les nourrir et les voir vivre ; qu’eux-mêmes voulaient vivre, tout autant que lui, petit Pierre ; et que leur existence importait.

Pierre la remercia. Il retourna voir les œufs. Il vit la grive musicienne prendre son envol à son arrivée : cela le rassura. Elle devait être en train de couver les œufs juste avant. Il amena un petit escabeau qu’il plaça un peu à distance de l’arbre. Il ne voulait pas gêner ni effrayer, mais voir. Quand il vit la couleur bleutée des œufs, qui était encore plus intense qu’hier, il entra dans une sorte de contemplation où il s’oublia. Il était littéralement « hors de lui », non plus en colère, mais éperdu d’admiration et de gratitude. Il sentait le mystère du vivant, il sentait la vie pulser d’un même battement dans ses veines, dans la sève de l’arbre. Il découvrait, émerveillé, ce que cela voulait dire, être vivant. Il appartenait à quelque chose de plus vaste, et toutes ces formes de vie formaient quelque chose de beau, de grandiose.

Les yeux de petit Pierre avaient à présent une tout autre perception des petits œufs bleus. Ce n’étaient plus des objets inertes, mais presque des semblables. Ces êtres à venir étaient un potentiel de vie, leur chant apaiserait les esprits préoccupés et inspirerait les passants et les passantes en quête de légèreté. En renonçant à s’approprier le destin de ce nid, à une jouissance ponctuelle et stérile, il rendait possible l’épanouissement de tout un écosystème qui bénéficierait à tout le voisinage, humain, animal ou végétal.

Une voisine l’interrompit dans sa rêverie : « tu sais Pierre, tant que les œufs n’auront pas éclos, ce nid pourrait avoir besoin de la vigilance d’un protecteur, un peu comme les nouveaux gardiens du vivant. Cela te plairait-il ? »

On ne lui avait jamais vraiment rien confié d’important, et voilà qu’il avait l’occasion de garantir l’éclosion de trois grives musiciennes ! Il accepta avec un grand sourire.

Chaque jour, il passait une partie de son temps libre près du pommier, que ce soit avec ses amis, sa famille, ou juste quand il voulait être seul. Quand des passants remarquaient le nid, ou que ses amis se montraient curieux, il leur expliquait que c’étaient des grives musiciennes et qu’elles étaient précieuses.

Un soir, alors que petit Pierre s’apprêtait à rentrer chez lui, il entendit des gazouillis descendre du pommier. Tout heureux, il alla chercher l’escabeau et se hissa discrètement dans le pommier pour voir ce qui s’y tramait : trois oisillons piaillaient au milieu de morceaux de coquilles. Ému, il redescendit de l’arbre, rempli de bonheur et de fierté.