20 Déc Lily et le fleuve à la veille des vacances d’été 2050
Et si en 2050, on imaginait une société libérée du patriarcat ?
Imaginez:
La société a atteint un niveau de maturité collective qui a permis de revenir à la racine des problématiques écologiques et sociales de notre siècle. En remettant en question le patriarcat, une nouvelle société a émergé, aux valeurs radicalement différentes de celles du début du siècle. Ces valeurs se sont matérialisées dans les relations humaines comme dans la vie quotidienne. Naître homme n’est plus un privilège ni un fardeau.
Naître homme n’est plus associé à une exigence de virilité. On ne parle plus de féminité.
On ne parle plus de masculinité .
On parle d’humanité.
On parle tout simplement d’humains toutes et tous soucieux.ses de leurs vulnérabilités, de leurs forces et de leurs relations à soi, aux autres et à la planète.
Récit imaginé par Jean Bourdariat, Jean-Nicolas François, Ingrid Leduc, Etienne Hayem et facilité par Caroline Emin dans le cadre l’atelier Futurs Proches réalisé le 8 novembre 2022 en partenariat avec Myceli’hommes.
Quelle paix ! Quelle joie ! Quel bonheur de m’écouler tranquillement et de voir ces jeunes humains puiser mon eau pour arroser leurs potagers. Ils sont heureux de cette eau pure et je suis heureux de leur offrir un peu de moi.
Leur joie et leurs éclats de rire me comblent. J’observe la petite Lily, je sais qu’elle s’appelle Elisa, mais j’aime l’appeler Lily moi aussi comme ses amies, j’aime l’entendre chanter pour moi, pour me célébrer, honorer la vie qui coule en chaque chose. Dans leur école au contact de la nature, j’ai l’impression d’être un peu leur professeur. J’apprends moi aussi beaucoup de ces jeunes adolescents, de les voir évoluer, tester les limites tout en reconnaissant la beauté du vivant. Quel respect, quelle harmonie… je me réjouis de les voir grandir dans leur humanité.
Aujourd’hui, alors qu’ils ont organisé une rencontre sur ma rive, je vois Lili quittant la réunion rouge de confusion. Le sang lui bat les tempes. Les yeux fixes, elle marche à grandes enjambées vers l’énorme saule qui domine ma rive droite. « J’en peux plus de ces discussions qui ne finissent jamais. Autrefois, je l’ai lu dans les livres d’histoire, il y avait toujours quelqu’un qui savait ce qu’il fallait faire, qui décidait «
Elle s’assit sur la protubérance d’une racine, rassurée par la présence du saule. Son regard se perd dans le vague, comme si la brume du soir voilait la nature environnante. Mais pas de brume, ce ne sont que des larmes dans ses yeux, des larmes qui coulent, dévoilant une agitation sur le talus d’en face, deux castors engagés dans un combat violent. L’un d’eux recule, puis bondit, Lily voit le sang jaillir, un sifflement aigu lui perçe les tympans. Le castor vaincu s’éloigne piteusement, il ne reste plus sur la rive que son vainqueur. Celui-ci, le poil hérissé et sa large queue dressée, est posté fièrement sur le dessus de son nid.
Lily ravale ses larmes. Elle est sous le choc!
Elle débarque en trombe dans le bureau de sa mère : « Maman, tu sais ce que les castors mâles font aux femelles ?! Comment le monde peut-il être aussi cruel ? Et pourquoi les femelles se laissent faire ? Elles n’auraient qu’à s’unir pour faire front face aux mâles ! Et comment ça se fait que les mâles ne comprennent pas qu’ils ont plus à gagner à coopérer plutôt qu’à imposer ? Jamais ça ne viendrait à l’idée des humains de fonctionner ainsi !«
Sa mère la regarde d’un air grave et tendre en même temps. « Ma chérie, les humains aussi ont eu des choses à se reprocher en termes de domination. »
« Ah oui, je sais tu vas encore me parler de racisme et de guerres de religion. On en parle tout le temps à l’école mais ce sont des concepts « Has been » Maman. On est en 2050 quoi ! »
« Non ma chérie, ce que je veux dire c’est que notre société humaine a très longtemps été dominée par les hommes, les mâles. On avait même un mot pour ça : Le Patriarcat. Au fil des siècles il s’est exprimé de différentes façons mais a toujours cherché à diviser les genres en imposant l’homme comme dominant sur la femme. Assieds-toi, je vais te raconter. »
2 heures plus tard, Lily est en pleurs, les émotions se bousculent en elle : de l’incompréhension, de la rage, jusqu’à un sentiment de trahison par les hommes qui ont fait perdurer ce système pendant des milliers d’années.
C’en est trop pour son cerveau d’ado ! Elle sent le besoin de prendre l’air, de retrouver son fleuve !
Accroupie sur la rive, Lily laisse son regard suivre les variations infinies de l’onde. Les paroles de sa mère résonnent dans son esprit. Ainsi, il y a eu des femmes courageuses qui se sont battues pour que les choses changent. Il y en a eu dans tous les pays, sur tous les continents ! Et c’est grâce à elles et aux hommes qui les ont soutenues que je suis née dans un monde où je me sens aussi libre ! C’est alors Lily se rappelle que c’est le 1er jour des vacances. Elle se relève et court rejoindre ses amies.
Pendant des jours qui me parurent des semaines, les enfants du collège, Lily, désertèrent mes berges. Je ne sentais plus leur pas sur le sable mouillé. Leurs voix stridentes d’adolescents qui se cherchent ne faisaient plus tressaillir mes eaux. Leurs mains ne caressaient plus mes flancs. Je profitais de ce temps de tranquillité pour remonter le temps. Mon cours avait suivi cette route pendant des siècles, à quelques méandres près. Puis, il y a presque 100 ans, sédimentées dans ma mémoire de fleuve, les choses changèrent. Des hommes avec des machines creusèrent la terre de mon lit et des rives pour extraire des sables bitumineux, brisant le cours normal de l’eau. Il y a trente ans, les choses commencèrent à changer, grâce aux parents et aux grands- parents de Lily et des autres enfants, je retrouvai ma respiration. Les enfants prirent la place des machines, une rencontre et une amitié naquirent.
Lily avait été profondément choquée de voir les castors se battre. Elle était terrorisée. Ma nature lui avait fait peur. Pourtant mes eaux suivent leur cours sans que rien ni personne ne les domine. Tout se complète. Le limon glisse entrainé par le courant. Les grenouilles répondent aux truites. Les herbes nourrissent les canards. Les mouches nourrissent les poissons. Nous, êtres animés et inanimés du fleuve, ne connaissons ni l’accumulation, ni l’asservissement, aucun de nous n’exploite les autres. Si notre violence éclate, elle est articulée, au service d’un tout, jamais gratuite. Finalement, je crois que ça a rassuré les enfants de comprendre l’unité de ce tout, même imparfait.
La vie suit son cours comme moi, le fleuve, je suis le mien. Les vacances d’été sont terminées, les enfants sont revenus et me regardent, comme j’aime l’écho de leurs cris qui résonne d’une rive à l’autre au-dessus du flot !