18 Fév L’hêtre aux nouvelles générations
Récit imaginé par Chantal Peyer, Loïc Marcé, Cecile Catalano, Mathilde Servet et facilité par Alexis Louat dans le cadre l’atelier futurs proches réalisé le 18 février 2021.
Thème de l’atelier: Réhabiliter le temps long “Et si en 2045, toutes les décisions politiques, sans exception, se prenaient au regard du temps court et du temps long ?“
Le soleil s’était à peine levé que les parcs de la ville et la forêt alentour bruissaient déjà d’une folle activité.
Les écureuils, souris, ragondins et renards couraient à toutes pattes, l’œil brillant, vers la place centrale. Au dessus d’eux, les oiseaux de toutes les couleurs et espèces volaient à tire-d ‘ailes dans la même direction. L’excitation était palpable dans tous les environs. Il faut dire qu’un évènement pareil était plus rare encore que l’éclipse de l’astre solaire. C’est bien simple, aucune de ces créatures n’avait jamais eu l’occasion de vivre un tel jour. Tous les animaux s’étaient rassemblés sur la grand place de la ville où les arbres tenaient leur conseil. La place était verte de monde, le moindre centimètre carré d’herbe était occupé, les abeilles, libellules et papillons tentaient désespérément de poser leurs ailes fatiguées sur les rares fleurs disponibles… Les pigeons, fauvettes, dindons et poules, échaudés par l’attente démarraient des prises de bec… La tension était à son comble !
Soudain, un grand tremblement se produit, arrêtant net tout ce joyeux tumulte. Un tonnerre d’éternuements fit vibrer les branches noueuses de l’arbre gigantesque au centre de la place, et une pluie de feuilles tomba sur l’assistance. L’Hêtre Suprême s’ébroua et essuya la sève qui coulait de sa vieille écorce. Un peu dur de la feuille, il n’avait pas prêté la moindre attention au remue-ménage autour de lui. Imperturbable, de sa voix caverneuse qui avait traversé les siècles, il commença son discours :
« Chers amis, vieilles branches, si je vous ai réunis aujourd’hui en cette belle journée, c’est pour célébrer un bien bel anniversaire. En effet, mes chers frères et sœurs, il y a maintenant dix ans, les autoproclamés Sapiens ont enfin retrouvé un chemin vers la sagesse, en prenant en compte ce qui a toujours été au cœur de toutes nos décisions : le temps long.«
Mais avant laissez-moi vous raconter comment tout a commencé…En 2029, nous avons subi l’immense explosion de la centrale nucléaire de Changchun. Comme au moment de l’éruption du volcan islandais Eyjafjöll, des particules radioactives se répandirent sur les trois quarts du globe. La plupart des arbres virent leurs écorces rongées par les pluies acides, les fruits et les bourgeons s’atrophièrent, l’herbe devint jaunâtre et rare, les animaux et les êtres humains mirent au monde des nouveaux nés à la santé vacillante. Après les nombreuses pandémies des années 20, personne n’avait pourtant été préparé à une catastrophe d’une telle ampleur. J’en fus moi-même profondément déstabilisé. J’en ressentis un émoi puissant jusqu’aux tréfonds de mes racines millénaires, qui pour la première fois ne poussaient plus, mais s’effritaient dans la terre, ferment à présent corrosif. Je songeais avec nostalgie à mes jeunes années où les chasseurs-cueilleurs venaient cueillir des pleines brassées de glands sur mes branches, où les animaux bondissaient à profusion autour de moi et se frottaient contre mon tronc, où herbe et mousses poussaient en abondance. Ma sève n’arrivait plus à parvenir à son sommet et je rabougrissais à vue d’oeil sous un ciel plombé. Durant cinq ans, plus une seule feuille ne poussa, plus aucun gland ne germa, la vie se figea dans une ambiance mortifère et soudain au printemps 2034, des oiseaux revinrent se poser sur ma cime, je sentis à nouveau le vent frémir dans mes branchages. De premières feuilles timides réapparurent. Les hommes ressortirent doucement de leurs abris, les animaux osèrent s’extraire de leurs terriers et de leurs retraites. L’existence reprit tout doucement son cours, comme un jeune poulain fragile sur ses pattes. »
L’hêtre suprême se perdait dans ses souvenirs de la fin des années 20, début des années 30, quand un nuage d’hirondelles envahit son habitacle et le fit sortir abruptement de son radotage. Il revint à lui et reprit le cours de son histoire :
« Suite à cet évènement dramatique, une profonde prise de conscience a eu lieu. Et les humains ont décidé de se fier au temps long, de passer toutes les grandes décisions politiques et économiques au filtre du temps long. Au début il y a eu quelques révoltes. Des financiers sont sortis dans la rue en criant que la faillite guettait la société, que l’euro allait valoir moins que la monnaie indienne ou kenyane… Des traders, appuyé par des grands agriculteurs industriels, ont affirmés qu’il y aurait la disette, comme au Moyen-âge d’ici deux ou trois ans. D’autres ont affirmé que les écoles allaient fermer, que l’électricité allait manquer, faute de paiements d’impôts, faute de développement des infrastructures, faute de croissance….
Mais la peur n’avait plus prise sur ceux qui voulaient le changement. La situation était trop grave. Et la détermination des centaines de millions de citoyen-ne-s qui avaient soutenu le changement, qui célébraient en dansant et en chantant les nouveaux temps à venir, ont rapidement fait oublier ces anciens acteurs du pouvoir qui étaient devenus « has been ». Cette simple décision – voir le temps long, tester chaque décision quand à son impact sur les générations futures -, a tout changé. Elle a transformé les fondements de la pensée des êtres humains, leur relation à la nature, mais aussi aux autres. Ce qui pour nous, les arbres, était une évidence depuis longtemps a enfin émergé dans leur conscience. Ahhh, mes enfants…. ce sont des êtres compliqués, les humains. Qu’est-ce qu’il peuvent élaborer des théories complexes, alors que tout est au fond si simple….. En dix ans, bien des choses ont changé…. Aujourd’hui, les humains se baignent dans les rivières de la ville. Sur mes branches il y a des dizaines de nids d’oiseaux. Certains de ces oiseaux, je ne les avais plus vu depuis cinquante ans, comme le tarquet rieur. Maintenant je l’entends à nouveaux caqueter avec ses petits. Et puis les animaux…. Vous vous plaignez des sangliers qui parfois se grattent contre notre tronc, mais imaginez-vous qu’il y a dix ans, il n’y avait ni sangliers, ni renards. Quand aux enfants qui font deux fois par semaines l’école dans notre parc, il y a dix ans ils étaient toute la journée sur des bancs d’écoles. Ils ne sortaient que dix minutes le matin, avant de retourner dans leur boîte. Rien à voir avec la géométrie qu’ils apprennent en mesurant nos branches, avec la science de l’environnement qu’ils comprennent en élevant des abeilles. »
Les êtres et créatures sur la place se berçaient du récit de l’Hêtre, étouffant un rire lorsqu’il se perdait dans ses souvenirs et se mélangeait trop les feuilles. Mais Ils étaient heureux que leurs parents aient choisi le temps long. Le banquet touchait à sa fin, les étoiles allaient bientôt s’éteindre, l’aube arrivait. Le moment était venu à nouveau de se rassembler, animaux, végétaux, êtres humains, insectes, au pied de l’Arbre qui commençait à s’endormir. Essoufflé, l’escargot venait d’arriver, baveux et essoufflé : l’arche était au complet.
Le plus jeune de l’assemblée portait serré contre lui le parchemin de la Constitution où les graines remplaçaient l’encre: il le déposa dans le creux des racines, l’arrosa de l’eau de pluie recueillie la veille. Un dernier regard, se rappeler les prénoms, un salut à l’Arbre. C’est là que les enfants de leurs enfants se retrouveraient dans 150 ans, pour la prochaine célébration.
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