Les un.es-visibles du « Mille » pertuis

Récit imaginé par Mélanie FERRIER, Cécile PLAIGE et Céline MARTIN et facilité par Carole ZAGOURI dans le cadre de l’atelier futurs proches réalisé le 11/05/2022.

Thème de l’atelier :  Et si demain, une véritable résistance écologique renversait les pouvoirs en place pour sauver la planète ?  


En soupirant, Amina enfile son uniforme de technicienne de surface. Le lundi est son jour de congé, puisqu’elle ne travaille pas le dimanche soir, mais elle n’a pas réussi à dormir. Toutes ces émeutes retransmises à la télévision, et maintenant l’annulation du résultat des élections présidentielles…
Ce jour du 21 février restera sûrement dans les mémoires, sinon dans l’histoire. Ses enfants sont aussi surexcité.e.s qu’elle, ça n’a pas été simple de les coucher. Tout en ruminant ces pensées sombres, elle effectue des gestes automatiques : prendre un chariot de produits, monter par l’ascenseur au quatrième étage – celui qui lui est attribué depuis maintenant deux ans – et entrer dans le premier bureau. La poussière de l’écran, l’éponge sur le bureau, vider la poubelle, passer l’aspirateur. Bureau suivant. Et encore un autre. Et un autre…

Quand elle arrive dans l’open-space, elle s’arrête, nerveuse. Quelque chose n’est pas comme à l’habitude. C’est comme s’il y avait quelqu’un d’autre dans l’immense salle. Elle crie, pour se donner une contenance : « Qui est là ? ». Aucune réponse. Aucun bruit. Fébrile, elle commence à nettoyer le premier espace, puis le deuxième. Elle se détend peu à peu, se répète qu’elle a trop d’imagination. Et soudain… dans le troisième bureau, un homme accroupi, habillé en noir. Elle crie, et s’arme de sa serpillère :

« Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faites là ? Je vais appeler la police !  » hurle-t-elle dans une tentative d’intimidation.
L’homme se relève, étonnamment tranquille.
« – Calmez-vous, s’il-vous-plaît. Je ne vous veux pas de mal.
– Pas de mal ? Pourquoi êtes-vous entré dans ces bureaux, en noir comme vous êtes, comme un malfaiteur ?
Mais nous ne sommes pas des malfaiteurs !  » lance une voix féminine quelques bureaux plus loin, faisant de nouveau sursauter Amina.
« – Au contraire même !  » prononce une troisième personne qui, elle, se lève au fond de la salle.
Apeurée, Amina demande :
« – Mais combien êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faites là ? »
L’homme en face d’elle lui répond d’une voix grave :
« – Il n’y a que nous trois à cet étage. Nous faisons partie d’un mouvement de résistance,  » ajoute-t-il en enlevant sa cagoule pour dévoiler son visage. « Un mouvement qui lutte contre les entreprises multinationales comme Nexco, celle qui travaille ici. C’est une entreprise qui achète et revend du pétrole, dans l’unique but de se faire toujours plus d’argent, sans aucune considération pour la planète ni pour les gens.
– Ah oui ? Et vous, vous avez de la considération pour les gens qui travaillent ici peut-être ?  » demande Amina en montrant furieusement les claviers d’ordinateurs éventrés et recouverts de mastic. « Vous sabotez mon travail ! S’ils s’en rendent compte je vais être renvoyée ! Ce travail c’est toute ma vie, ce n’est pas vous qui allez élever mes enfants !
– Nous ne faisons pas ça contre vous. Nous laissons un mot après notre passage pour signaler notre venue et vous disculper. Nous luttons justement pour les gens comme vous. Voyez, nous les empêchons de travailler. Ce que vous voyez là, c’est du mini-sabotage : nous insérons du mastic de greffe sous les touches de claviers pour les empêcher de fonctionner, et ma collègue là-bas dépose un mélange d’argile et de graines pour faire court-circuiter le clavier et que les plantes reprennent le dessus sur le plastique. Vous avez sans doute entendu parler des émeutes d’aujourd’hui, et des élections qui ont été annulées. Ce monde mortifère va bientôt mourir, mais un autre va voir le jour – le jour qui se lèvera dans quelques heures. Viens demain, devant Nexco, il se passera sans doute des choses ! Nous avons invité les employé.e.s et les voisin.e.s qui le souhaitent à nous rejoindre. Nous allons inventer quelque chose de nouveau, ensemble. »
Amina reste sans voix. Inventer un nouveau monde ? Déjà qu’elle a du mal à inventer des menus pour ses enfants !
« – Marc, il faut qu’on y aille,  » reprend la femme qui est plus loin. « L’heure tourne, les vigiles vont bientôt passer.
– T’as raison, let’s go. Madame, j’espère qu’on se reverra tout à l’heure !
– Je m’appelle Amina !  » assène-t-elle au groupe qui s’en va – d’ailleurs ça y est, ils et elles sont parti.e.s. Elle contemple les claviers abandonnés et recouverts de mastic en soupirant, avant de se remettre au travail.

Il est 6h du mat’, bouleversée par sa rencontre nocturne improbable, Amina quitte la ZAC du Pertuis et les bureaux du groupe pétrolier « NEXCO ». Elle attrape in extremis le premier bus qui va la ramener dans son petit appartement de la banlieue du Havre où ses enfants commencent à peine à ouvrir les yeux. Elle sent son cerveau qui bat dans ses tempes et pressent que sa vie, après cette nuit, ne sera plus la même. Elle ne peut résister à la morsure de la réalité qui a fait se réveiller en sursaut sa conscience.
Les résultats des élections ont été annulés et avec cet évènement historique collectif, c’est sa petite histoire qui bascule. Et pourtant elle n’a pas voté, elle n’a toujours pas réussi à obtenir les papiers qui la feront officiellement exister. Et malgré ça les saboteur.euse.s l’ont invitée, elle, à se joindre à ell.eux pour porter ensemble les actions du monde nouveau à créer.
Elle a, pour la première fois de sa vie, la sensation que tout est possible. Elle ne sait pas concrètement par où tout cela va commencer mais peu importe, la graine d’une confiance solide a pris racine au fond de ses tripes. Une notification la sort de ses pensées, son fils aîné lui a envoyé un SMS qui l’informe que les écoles ferment.

Quelques heures plus tard, elle retourne avec ses enfants à la ZAC et retrouve les saboteur.euse.s et une foule d’autres militant.e.s de tous horizons. Tous.tes sont unies par la même envie : se retrousser les manches, s’emparer d’outils et casser le bitume pour créer des jardins et des forêts comestibles. L’espace de l’entreprise est réorganisé en pépinières, les claviers tièdes des ordinateurs sont de parfaits incubateurs de graines. Des paysan.ne.s du coin sont venu.e.s partager leurs connaissances et leurs expériences. La ZAC s’est transformée en un laboratoire collaboratif.

Plusieurs semaines sont passées, le mois de juin est arrivé et les plants ont poussé, les récoltes commencent. Toute une vie collective s’est organisée dans l’entreprise réquisitionnée par la résistance (salle de danse dans les open-spaces, crèches, matériel de jardinage adapté aux enfants, cuisines collectives…). Les espaces bétonnés extérieurs ont été cassés pour faire renaître la nature aux endroits où se trouvaient les parkings de voiture. Les saboteur.euse.s se sont transformé‧e‧s en permaculteurs et permacultrices averti.e.s. Ils et elles ont renommé la ZAC « Zone Arborée et Créative » du Millepertuis.
D’ici une année, l’ensemble des familles ayant contribué à décoloniser ce lieu de l’ancien monde capitaliste, pourra être autonome en légumes et champignons de par leurs actions au jardin commun. Amina se sent fière, enfin visible et incluse au sein d’un groupe. Son activité de vie a du sens et elle contribue au bien commun. Une complicité s’est créée avec une autre femme du collectif, son cœur danse de joie.

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