les sans mots du vivant

Et si en 2050, on imaginait une société libérée du patriarcat ?

Imaginez:

La société a atteint un niveau de maturité collective qui a permis de revenir à la racine des problématiques écologiques et sociales de notre siècle. En remettant en question le patriarcat, une nouvelle société a émergé, aux valeurs radicalement différentes de celles du début du siècle. Ces valeurs se sont matérialisées dans les relations humaines comme dans la vie quotidienne. Naître homme n’est plus un privilège ni un fardeau.

Naître homme n’est plus associé à une exigence de virilité. On ne parle plus de féminité.

On ne parle plus de masculinité .

On parle d’humanité.

On parle tout simplement d’humains toutes et tous soucieux.ses de leurs vulnérabilités, de leurs forces et de leurs relations à soi, aux autres et à la planète.

Récit imaginé par Benjamin Ries, Etienne Vib, Simon Fuchs, Vincent d’Eaubonne et animé par Alexis Louat dans le cadre l’atelier Futurs Proches réalisé le 8 novembre 2022 en partenariat avec Myceli’hommes.



Je suis le feu. Le vent-foudre des origines. L’amalgame des nœuds de souffle qui sont la matière du monde J’ai ralenti, je suis descendu jusqu’aux lenteurs habitables du vivant. Ce soir, c’est Yule, la fête d’équinoxe d’hiver des sorcières depuis des millénaires. Cette Yule est spéciale comme nous le verrons et, pour l’occasion, nous sommes toustes là. Nous sommes les invités de Léon, le séquoia, qui habite ici depuis 1800 ans, avec Régolithe, qui a veillé sur sa naissance, et qui est bloc de quartz de son état. D’autres, légers et évanescents habitent aussi ici : iels se nomment Fleurs, Herbes et Plantes des marais. Plus passantz (garder le z pluriel neutre) encore, je dois me concentrer pour saisir leur être-au-monde, sont Renards, Marmottes et Pinsons (pardon pour celleux que je n’ai pas nommées). Et parmi ces évanescences (de mon point de vue de feu immémorial toujours), le petit humain Juliet, qui achève un long voyage entamé à sa naissance. Juliet nous vient de l’autre bout de la Terre. Avec sa tribu parentale iels ont marché des années, partageant en chemin pour nous rejoindre ce soir. C’est donc un évènement, à l’échelle du temps de leur espèce.

C’est l’enfant que je vois là. Celui que j’ai rencontré bien des fois au cours de ses voyages. Toujours ses cheveux de bison, ses colliers de macramé, son regard de feu quand il m’aperçoit. Je l’appelle. Je n’ai pas le choix, il m’a déjà choisit. Nous nous rencontrons à distance modérée, il me toise. On dirait qu’il sait déjà ce qu’il attend de moi. Il est prêt, je vais lui raconter la suite, les mystères de ce monde qui n’étaient pas encore à sa portée lors de notre précédente rencontre. « Petit enfant, le temps de notre célébration tu te trouves sur des

terres sacrées, des terres peuplées d’êtres vivants dont tu dois connaitre les noms et les histoires. Ingrid, cette brise que tu as fui quand tu m’as retrouvé, elle nait d’Arbane, la haute montagne aux trois pics juste derrière toi, d’Olie ce lac agité par les baigneurs du soir. Les vois-tu ? À travers moi ? En toi ? Autour de toi ? Mes flammes monte, ma chaleur donne. Je te parle. »

Je me sens surpris et joyeux à la fois, comme si j’attendais ce moment depuis le début de mon existence. Tout fait sens instantanément. Sans plus attendre, une grande inspiration me traverse depuis le bout des orteils et remonte rapidement le long de la colonne vertébrale, en sifflant d’un trait sec et puissant.

L’espace d’un souffle, d’un battement d’aile, d’un rayon de lumière, je revois le long chemin parcouru jusqu’ici. Je me sens observé par de grands yeux curieux. Je ne pourrai pas vraiment dire d’où viennent ces regards. Et cela n’a pas vraiment d’importance. Beaucoup d’informations s’intègrent directement dans tout mon être. La chaleur sur la peau, les regards de tous les êtres autour de moi, les souffles du vivant, la pulsation du coeur de la terre-mère sous mes pieds nus.

En secouant la tête, une mèche de cheveux hirsutes me demande de tourner ma vision à droite. Et puis, je découvre cette tribu de hiboux, perchés sur la branche, juste-là. Je les connais, ces hiboux ! Oui je vous ai vu en rêves encore cette fois. Vous m’avez guidé. Je vous suis reconnaissant. Je me sens hibou. Je me sens humain. Je me sens feu. Je me sens pierre. Je me sens vent. Je me sens -tout-

Le feu s’essouffle, il rougit, les braises soufflent : « Je t’ai écouté, jeune enfant, j’ai trop parlé… Ceux qui t’entourent sont les spectateurs de ton voyage initiatique, ils sont les témoins de ta vie d’humain ».
Juliet se tourne vers ses parents, il les contemplent au loin. Il ne comprend pas bien ce que le feu veut dire. « Ce n’est pas de tes parents dont je parle. Regarde, plus loin, regarde plus profond, regarde plus haut ».

Le vent souffle doucement et agite quelques branches du grand Séquoia qui trône depuis presque deux millénaires dans cette prairie. La roche à ses pieds sourit. Le cours d’eau jette ses notes de louanges en se déversant dans la vallée, un peu plus bas. Il y a les oiseaux nocturnes qui glissent dans les airs et jouent avec le vent. Et puis il y a la terre, celle qui porte le feu, celle qui supporte le poids de Juliet, et l’herbe qui s’enlace autour de ses chevilles. Sans un mot tous ont parlé leur propre langage. Les pierres du Mexique savent. Les arbres de Guinée aussi. Le feu sacré est là.

Juliet n’était jamais seul durant son voyage, il ne le sera jamais dans sa vie d’humain.