Les frontières de l’amour

Récit imaginé par Marine Jaffrézic, Josué, Bulot,Delphine Weiskopf, Laurence Dryon et facilité par Vanessa Weibel dans le cadre l’atelier futurs proches réalisé le 11 février 2021. 

Thème de l’atelier: Relocalisation de nos activités “Et si en 2045, nous étions tous limités à ne pouvoir nous déplacer que dans un rayon de 200 kilomètres à la ronde, avec quelques dérogations ? »


Prélenfrey, le 3 mai 2045,

Chère Jacqueline, ma chérie,

C’était tellement dur au début ici ! Entre ce petit village avec ces gens trop curieux, les enfants qui passent leur temps à râler sur tout ce qui leur manque, ce nouveau job de « réensauvageur » où je passe mon temps dehors, solitaire, sur la montagne avec les bêtes, sans avoir besoin de réfléchir…. tout ça me change radicalement de ma vie d’avant… Nos petites escapades à Rome ou à Istanbul… mon job toujours entre 2 réunions … Sans parler de la bouffe! Aucun bobun à moins de 2h de route. Il faut dire que j’avais galéré si longtemps à trouver un nouveau travail, au bout de 2 ans, bien obligé  d’accepter ce job dans le Vercors, si loin de Nantes, si loin de toi.

Quand le décret des 200km est tombé, tout s’est écroulé… Je suis resté prostré, incapable de réfléchir… En plus de devoir gérer les états d’âme de Tim et Maeva… Puis tu m’as redonné de l’espoir avec cette dérogation, tu pensais pouvoir obtenir le papier, grâce à un ami de Stéphane, pour cet été.. Il fallait encore patienter…

Alors, j’ai pris le temps de regarder ce sur quoi mes yeux peuvent se poser, mon esprit vagabonder. Je vois les choses évoluer autour de moi, hier la neige tombait encore sur les hauteurs en face, aujourd’hui c’est un torrent qui coule dans la vallée. Jacqueline, c’est mon univers maintenant, si je pouvais venir te voir cet univers resterait tout de même dans mes pensées, il y resterait figé. Mais je veux aller plus loin, je veux l’habiter aussi de mon mouvement, que quelque chose naisse de mes pas sur cette terre ! Tu sais, j’y suis aujourd’hui lié.

Ici, je me suis installé dans un habitat participatif. Je n’ai pas choisi mes voisins, il y a Alex, le fermier, Gérard un grand-père, Gudule  avec sa compagne et son bébé, Sophie l’institutrice du village. Alex dont le grand-père élevait des vaches m’a beaucoup aidé dans mon métier de réensauvageur. Il est né ici, il a l’habitude de courir la montagne, c’est lui qui a réussi à sauver la colonie de mouflons qui avait, du fait du réchauffement, de plus en plus de mal à se reproduire. Il m’a appris à observer au lever du jour les animaux, à repérer leurs traces, à détecter aux odeurs les animaux inquiets ou malades. Je passe des périodes de plus en plus longues avec les mouflons au Pas de l’Oeille, ils m’ont fait une place dans leur tanière, il y a une jeune femelle mouflonne qui me plaît beaucoup, on est devenus très complices, son odeur m’enivre. Maeva et Tim viennent souvent avec moi. Ils ont cessé de réclamer des voyages et des hamburgers. Ils savent soigner les chamois blessés et choisir les baies comestibles. Ils organisent de chouettes soirées au Col de l’Arzelier avec les habitants des villages alentour, je joue de la clarinette, la chouette hulule, j’enseigne aux gens comment réensauvager leur alimentation. 

Désormais, tous les habitants savent traire les mouflonnes. Il y a une telle richesse dans les quelques kilomètres autour de ma maison, une telle diversité parmi mes 300 voisins que je ne sens plus l’envie de voyager plus loin. Tu vois, je suis devenu quelqu’un au yeux de mes voisins. J’ai pu leur montrer la richesse de leur pays, eux qui ne voyaient plus la magie qui les avait bercés depuis leur enfance, ils la redécouvrent de jour en jour, comme des enfants ouvrant des cadeaux de Noël. Le père Noël… comment expliquerons-nous aux enfants qu’il se déplace sans dérogation ? 

Ah ! Les dérogations ! Tu me dis que tu as enfin réussi à obtenir une dérogation pour venir me rendre visite … mais, vois-tu Jacqueline, je crois que je m’accommoderais mal de ta présence ici. J’aime la compagnie simple de Gérard et Gudule. Le rituel des promenades silencieuses quand l’aube s’accroche au versant des cols et que les cris des chouette se taisent. J’aime ces rituels forgés ces derniers mois, avec les enfants, avec les soigneurs, avec les animaux. Il m’a fallu du temps pour m’accommoder à ces nouveaux rythmes, aux nouveaux périmètres de mon quotidien. Du temps pour décolérer, du temps pour me faire à l’idée que je ne te sentirais plus contre ma peau. La distance qui nous sépare nous préserve des ravages que le temps aurait pu faire. Te serais-tu mise à la traite ? Aurais-tu accepté de quitter ton bord de mer pour les torrents glacés qui entourent la maison ?200 km… c’est tellement de choses à découvrir ! Au-delà, c’est pour moi la fin du monde. Jacqueline, je ne peux plus vivre en dehors de ce monde.J’aimerais que ces souvenirs de toi restent ces bulles joyeuses de ma mémoire. Mon nouveau quotidien les ferait éclater. Je veux me souvenir – de ton odeur, du goût du sel sur tes cils – mais il est temps que je poursuive la découverte de celui que je suis devenu. 

Adieu Jacqueline, ma mouflonne chérie.