Les corps se vivent (l’écorce vive)

Récit imaginé par Nicolas Délétroz, Agnès Graf, Veronica Rengifo, Orane Busto et Emmanuelle et facilité par Vanessa Weck dans le cadre l’atelier futurs proches réalisé le 08/11/2021 en partenariat avec Désobéissance fertile.

Thème de l’atelier:  Et si demain le Vivant disposait véritablement de droits? Comment nous habitant.e.s de la Terre, les ferions nous vivre?


 Un matin d’automne, à l’aube, à ce moment particulier où la rosée s’est posée et les arbres s’effeuillent, Amma se souvient alors qu’elle retrouve la présence d’un vieil ami,  un très vieil arbre gardien de la forêt avec qui elle a vécu sa première expérience en tant qu’émissaire du vivant. En cette heure matinale, les odeurs de la forêt,  l’atmosphère du lieu, rappellent à Amma sa première expérience de « restitutrice » des intentions de la forêt de la Sainte Baume. Aujourd’hui elle a 90 ans, et face à cette vielle écorce dont l’odeur lui rappelle de si bons moments, elle est projetée en cet automne de 2042 où elle s’est aventurée dans le massif de la Sainte Baume pour être sa voix alors que son vieil ami n’était alors qu’un très jeune arbre. Enchantés de se retrouver, ils échangent sur ces 90ans de vie passée, c’est vrai que beaucoup de choses ont changé depuis mais Amma est toujours autant curieuse d’écouter et de partager.2042, fut une année cruciale pour le DUDTM. Pour son 12ème anniversaire, le collectif avait organisé un envoi massif  d’émissaires à la rencontre du vivant. A travers la France et l’Europe, des jeunes, avait été dépêchés pour se faire les témoins des écosystèmes. Leur donner une voix, un droit de parole dont ils avaient trop souvent été privé.C’était la première fois qu’Amma partait en immersion pendant plusieurs mois consécutifs pour entrer en connexion avec le vivant et rapporter leur message, c’était aussi la première fois pour des centaines d’enfants qui se faisant, allaient devenir l’orchestre jouant la symphonie des non-humains.


Les émotions de ces premiers jours en forêt lui reviennent par vagues. Un mélange de fierté et de craintes : arriverait elle a communiquer avec la forêt ? Malgré sa préparation elle se sentait toute petite. Les arbres autour d’elle étaient si hauts. Malgré tout elle se sentait en confiance. Après plusieurs jours et surtout plusieurs nuits sa perception avait changé. Alors qu’elle s’était posée au lever du soleil dans la petite clairière pour méditer comme elle avait appris  à le faire, elle entra en résonnance avec la vibration de la forêt ses murmures ses bruissements.  Surya Namaskar, la salutation au soleil lui est venue comme une évidence, une danse organique d’union avec l’écosystème dont elle faisait partie. Toute la forêt dans le mouvement ou l’immobilité célébrait avec elle le bonheur d’être vivante. La résonnance de cette danse dans son corps a porté la voix de la forêt devant le conseil. 


La méthode était expérimentale à l’époque et malgré une longue formation pour se préparer à vivre en forêt en autonomie, Ama et les autres enfants remplissant cette mission, partaient vers un inconnu sans savoir ce qu’ils allaient rencontrer ou rapporter comme témoignages. Il y avait une urgence à écouter et entrer en connexion avec le vivant qui n’avait cessé d’envoyer des signaux d’alerte et les enfants ne savaient pas à quel état émotionnel du vivant ils allaient devoir se confronter. C’était pour eux une mission de paix, ils craignaient pourtant de ne pouvoir faire entendre ce qu’ils allaient rapporter. Cependant, dès qu’ils émirent l’intention de se connecter au vivant, ils sentirent leur être vibrer au-delà de tout ce qu’ils pouvaient imaginer. Amma n’avait eu aucune difficulté à crédibiliser son message auprès de la DUDTM, elle avait mobilisé tous ses sens pour être la voix légitime qui faisait prendre conscience des mesures urgentes nécessaires à la préservation du massif de la Sainte-Beaume. 


Amma a observé les défis de l’anthropisation et a vu et senti à quel point la forêt de la Sainte Baume était en souffrance, malgré ce qu’on pouvait penser, qu’elle était préservée, sauvage, un écrin de vie au milieu d’une Provence meurtrie par les sécheresses à répétition. Elle était partie avec une mission, observer les liens entre les êtres vivants, entre les espèces animales et végétales, afin de peut-être trouver des clefs pour lutter contre la désertification à l’œuvre dans les autres massifs méditerranéens. Mais, bien loin des fantasmes des politiques et autres néo-ruraux, la Sainte Baume n’était pas simplement le remède sacré á un mal déjà bien généralisé. La Sainte Baume souffrait elle aussi. Elle l’a découvert au fur et à mesure des jours, des semaines, et des mois passés dans ses différents recoins. Elle a d’abord arpenté les chemins farouches. Découvert les arbres, les fleurs, elle a appris leurs noms, leurs histoires. Tout doucement elle sentait ses peurs s’évanouir sans qu’elle n’y prenne garde. Elle n’avait d’ailleurs plus peur de la nuit, mais l’attendait avec impatience. C’était son moment préféré car elle s’était liée d’amitié avec une chouette hulotte. Tous les soirs elles se retrouvaient. Perchée au dessus de son abri, elles avaient toutes deux inventé un langage dans lequel elles se comprenaient. La chouette lui racontait comment les armées de touristes avait piétiné son habitat. Comment les grenouilles pleuraient la contamination des rivières alentours. Elle lui racontait son inquiétude quant à la disparition des cigales. La cohabitation difficile entre les loups et les humains. Les drames parfois. Et puis quand elles étaient trop fatiguées pour débattre, épuisées par la nuit, elles fredonnaient ensemble. A son retour dans son village, Ama partagea avec vigueur, espoir et amour ce qu’elle avait appris dans cette forêt. La chouette hulotte lui avait tant appris.Elle avait noircit des carnets de conseils, de savoirs ancestraux. Par exemple savaient-ils qu’il suffisait de caresser les écorces des arbres pour leur demander de l’aide quand une meute de loups, déboussolée, se rapprochait un petit trop ?  


Amma se souvient comme elle avait à cœur de faire ressentir ce qu’elle avait expérimenté, comme elle avait appris ce qui nous reliait et nous transcendait au-delà de nos différences apparentes. Son message avait dérouté, étonné, laissé perplexe bon nombre de ceux qui participaient à la réunion ce jour-là de 2042.  La Sainte Baume était en danger. Mais y interdire la présence des humains ? Certainement pas! Grommelaient certains, pestiféraient d’autres.


Beaucoup d’autres rencontres avaient été nécessaires pour qu’enfin le vivant soit entendu. Et une mesure de prévention exceptionnelle fut décidée. Le massif de la Sainte Baume serait interdit aux humains au moins 200 jours par an. Amma était fière. Elle pensait à ses amis, la chouette et le vieil arbre, à sa sagesse, à tout ce qu’elle avait appris. Que parfois aimer c’est renoncer ? Aimer la Sainte Baume c’est aussi, ne pas la piétiner. 200 jours dans l’année. Le temps qu’elle se régule. Qu’elle se rééquilibre. Sans nous.
Ces temps d’immersion réservés à des jeunes tirés au sort, se sont généralisés. Ils ponctuent à présent la vie des humains. Renouant avec les rites de passage de traditions oubliées, ils marquent le temps nécessaire de régénération et d’interconnexion entre les espèces pour garder unie la toile du vivant. Les enfants et adolescents ont su transmettre aux adultes les moyens d’entrer en connexion avec le vivant, de retrouver l’humilité du cœur et l’ouverture d’esprit pour de nouvelles relations de corps vivants.