10 Mar L’effet papillon
Récit imaginé par Alexis Louat, Effie A. Nolacoet facilité par Myriam Sonzogni et Frédou Braun dans le cadre l’atelier futurs proches réalisé le 10 mars 2022.
Thème de l’atelier: Et si demain notre genre n’était plus attribué à la naissance mais choisi à l’âge adulte ?
C’est le grand jour. Aujourd’hui débute cette période de choix et bien qu’Edan avait des certitudes sur beaucoup de choses comme beaucoup d’ados de son âge il en avait peu sur qui iel était. Sa mère la genrait au neutre depuis aussi longtemps qu’iel s’en souvienne et semblait attendre ce moment avec encore plus d’impatience que son enfant. Son père quant à lui avait adopté le féminin. Un miracle (ou une catastrophe) que ces deux là n’aient pas encore divorcé. Le couple est aussi un concept passé mais ce n’est pas le sujet d’Edan pour l’instant.
La vraie question est qui est-t-iel ? Et quelle case va-t-iel cocher dans une semaine? Sa mère frappe à la porte. Son entrain se sent dans les trois frappes brèves et la voix aiguë qui interpelle :
– Edaaaaan ! J’ai une surprise !
Krishna entre sans attendre d’être invitée. Edan lève les yeux au ciel, sa bonne humeur l’agace.
– Quoi ? – J’ai pris rendez-vous chez le coiffeur ! On doit y être dans 30 minutes. T’es prêt.e ?
– J’ai le choix ?
– Fais pas cette tête, j’aurais vendu père et mère à ton âge pour avoir ce genre de choix !
– Mais t’as toujours le choix.
– Oui mais tu sais bien, c’est pas pareil, maintenant je suis vieille et tout est plus compliqué.
– C’est toi qui l’a décidé.
– Bon arrête avec cette tête ronchon et va choisir ta couleur de cheveux !
La couleur des cheveux. Le terrain d’expression préféré de cette génération pour qui toute l’identité de genre semble déteindre sur la pilosité. Une vraie curiosité pour Edan qui jusqu’à maintenant s’était contenté.e du châtain naturel de ses cheveux coupés courts.
– Quelle couleur pour vous jeune fomme ? demande la coiffeuse – ….
– Le orange féminin vous irait à merveille, mais le vert non-binaire aussi ! C’est votre choix, après tout.
– Ou celui de l’Etat… Maman tu peux sortir ? S’il te plait ?
Krishna lui fait les gros yeux mais Edan insiste du regard et sa mère finit par se lever et quitter la pièce. Le silence pèse sur l’assemblée quelques secondes et la coiffeuse (comme ses cheveux orange l’indiquent) semble attendre un mot, une expression, pour commencer son ouvrage.
– Rasez moi le crâne!
– Pardon ?
– Rasez tout.
– Vous êtes sûr.e de vous?
– Ce ne sont que des cheveux, au pire ça repoussera. Et pour l’instant je ne veux aucune de vos couleurs, alors ça sera la boule à zéro pour moi.
Le sentiment de liberté était saisissant et presque aussi jouissif que l’air surpris de sa mère qui s’attendait certainement à tout sauf à ça.
– Rien ?
– Rien ? C’est aussi une réponse rien non ?
Krishna en perdait les mots, mais n’en rajouta pas plus. Elle faisait de son mieux pour soutenir son enfant dans son apprentissage de la vie. Sans qu’elle ne l’avoue, elle avait surtout l’impression d’en apprendre plus qu’iel la plupart du temps.
Au loin, les battements des batucadas résonnaient déjà et l’ambiance était à la fête. Toute la vie du pays était maintenant tournée vers ce grand moment qui se rapprochait. Le gouvernement était tellement doué pour masquer sa présence dans ces évènements organisés qu’on en oubliait presque que c’est lui qui avait tout mis en place.
La veille de la grande et très attendue rencontre, sa mère, Krishna, ne peut s’empêcher d’être préoccupée par la grande pression que ressent Edan depuis quelques années. Krishna pense elle-même à sa propre situation : »Je n’ai pas eu le choix et c’était horrible de devoir suivre un chemin quelque part déjà tracé. » Krishna pense à tous ces commentaires et moments où on mettait sur ses épaulesle poids de tous les choix faits avec l’éduction ou les soins prodigués à Edan. Elle s’interrogeait si ce choix était- il vraiment conçu pour être inclusif car comme Edan lui disait en colère « maman ce n’est que la même chose qu’avant avec deux cases en plus ! ». Iel avait raison, avoir l’illusion d’un choix n’est pas vraiment un choix ». Edan veut être libre et cette nouvelle réification de l’être à travers le genre n’offre aucune de la liberté mais seulement des cases en plus dans lesquelles s’enfermer soi-même.
Cela fait deux jours qu’Edan est partie de la maison mais iel a promis à Krishna de le/la retrouver à l’agora. Krishna fait confiance à Edan.
L’agora avait été un moment incroyable qui ébranla complètement Krishna. Elle vit des jeunes par petits ou grands groupes s’interroger, exposer, douter et partager tout ce qu’ils traversaient, leurs convictions et leurs intuitions. Elle observa avec une immense émotion Edan trouver pleinement sa place en osant se dévoiler et en affirmant ses positions ancrées. Elle se senti simplement fière à ce moment-là.
Mais tout ne s’était pas déroulé comme attendu car au moment tant attendu du choix, une masse important de jeunes refusèrent de le faire, soit se sentant en complète opposition soit arguant le besoin de plus de temps.Un délai fut accordé et tout le monde rentra chez soi, encore nourri de l’agitation de ces quelques soirées de palabres autour du feu. Sur le trajet retour, Krishna ne chercha pas à comprendre, elle ne voulait pas non plus exprimer ses peurs, ses doutes car elle ne voulait pas en imprégner Edan.
Après avoir tourné le problème dans toutes les sens, réfléchi aux différentes éventualités, les conséquences que ce choix aurait dans sa vie future, ses relations et sa famille bien sûr, Edan ne parvient pas à prendre de décision. En fait, iel refuse de prendre cette décision car iel refuse le positionnement qui lui est demandé. Pour iel, cette démarche s’oppose entièrement aux valeurs d’égalité, d’inclusion, de valorisation de l’altérité dans lesquelles iel a toujours baigné.
Le refus de choisir, comme parfois le refus de parvenir, est donc le seul choix qui fait sens. Plutôt que de fuir, de s’isoler et de laisser ce problème non résolu, comme un fardeau pour les prochaines générations, son sens de l’engagement se réveille lentement dans cette cause.
Loin de se perdre dans les questions, cette fois iel voit très clairement le chemin à suivre pour agir et faire bouger les codes et les cases de cette société qui tente d’être inclusive. Iel va rejoindre un groupe, de ceux qu’iel a pu reconnaître furtivement aux crânes rasés comme le sien pour repenser, recréer ces genres. Iel a compris le pouvoir des mots, les ouvertures que cela peut créer comme les enfermements que cela induit aussi. Il leur faut donc réformer ces notions de genre pour les rendre plus accessibles, pour se réapproprier le pouvoir des mots. Son choix est fait, le sac à dos est prêt. Seul un dictionnaire l’accompagnera dans cette aventure. Iel souhaite partir au lever du jour alors que sa famille probablement encore sous le choc de l’affront qu’elle leur fait sera encore en train de chercher le sommeil. Pourtant lorsqu’iel descend dans la cuisine, une odeur de pain grillé vient réveiller sa curiosité. La table est servie, sa mère est en train de préparer des oeufs brouillés. Etonné.e, iel ne comprend pas tout de suite ce qui vient de se dérouler lorsque sa mère lui sert à manger. Pas un mot n’est échangé entre les 2 adultes mais quelques regards pleins de sens en disent long sur le cheminement de Krishna dont le crâne est ce matin aussi brillant que celui d’Edan. Pour iel, sans que tout ne soit clair sur les raisons qui ont amené ce choix, de belles clés de compréhension apparaissent alors :
Les victoires ne sont pas toujours là où on les attend.
Vouloir convaincre est parfois inefficace. On ne voit pas toujours que les personnes qui nous côtoient évoluent aussi.
Aujourd’hui est le début d’une grande aventure, une lutte qui rassemble les générations, une révolution collective et émancipatrice.