Le temps des mains

Récit imaginé par Mathilde Guyard, Sophie Froissart, Hermeline Sangouard dans le cadre l’atelier futurs proches réalisé le 1er juin 2021.

Thème de l’atelier: Et si nous imaginions le futur de nos sociétés modernes comme profondément connecté au vivant ? Comment devenir un gardien du vivant au service du vivant ?


C’est au tour de Finistère de retourner ses mains. Depuis 25 ans, elles plongent dans les rivières de montagnes pour observer les poissons. Quelle que soit la saison, Finistère s’y rend chaque semaine et remonte les cours d’eau. La température n’est jamais la même et certaines fois, elle ne sent même plus ses doigts tellement c’est froid ! A la fin de ses temps de partage avec l’eau, ses mains sont fripées, engourdies. Aujourd’hui, Finistère offre aux autres le spectacle de mains rêches, malmenées par le froid ambiant. Elle se rend compte qu’elle n’a pas fait beaucoup d’efforts ces derniers temps pour prendre soin d’elles, pourtant essentielles à son quotidien. En les regardant, elle sent l’odeur du poisson, lit les méandres du ruisseau. Elle les offre au regard de tous. Certains les touchent. Tous observent…

Puis c’est à d’Isère de dévoiler ses mains. Elles sont toutes petites et très marquées par le contact avec le bois. Depuis 5 ans, Isère se promène dans les forêts. C’est d’abord l’odeur qui l’a attirée : celle du bois évidemment mais également celle des sous-bois, des feuilles, des mousses, des champignons quand il y en a. Isère veille sur les arbres : elle les protège des parasites, les coupe quand ils sont trop nombreux au même endroit ou malades, les plante et parfois même, elle les arrose. Pour cela, Isère grimpe, escalade, gratte, creuse, découpe et porte. Ses mains sont largement mises à contributions. Elles reflètent ce contact quotidien.

Le tour des mains a pris le temps qu’il fallait pour que chacun et chacune expose aux autres les nombreuses histoires qu’elles racontent. Avant que le temps d’échange ne débute, le gardien du bien-fondé rappelle ce que tous sont venus vivre ici. 

Les cercles permettent l’expérimentation, le brassage et maillage des personnes de tout âge et de toute origine. Ils mélangent les genres : immersion, inclusion avec découverte des différentes intelligences et ressources du groupe. Les règles et fondamentaux de l’intelligence collective sont requises : équivalence du temps d’expression, rôles tournants, la parole au centre et émergence. Le cadre coconstruit offre la sécurité dont chacun a besoin pour s’y sentir bien. On respecte les rythmes de tous et on œuvre pour le bien commun. Chaque cercle identifie sa vision, sa mission et les différents cercles sont en interaction régulière. Aujourd’hui, c’est le temps du cercle des mains. 

Photo by I.am_nah on Unsplash

Tous se lèvent à présent et le gardien du bien-fondé commence par Finistère et Isère. Aujourd’hui, il appelle leurs mains à adopter un rythme auquel elles ne s’étaient guère attendues. 

Ce qui surprend le plus Finistère n’est pas le nouvel aspect de ses mains, recouvertes de l’onguent rouille dont l’odeur lui fait tourner la tête. Ces nouveaux gants aussi visqueux que le dos des truites lui plaisent et elle ne ressent aucune difficulté à les adopter. Non, la surprise vient plutôt de la douceur qu’elle a ressenti avant même que sa peau ne reçoive ces premiers soins. Le gardien du bien-fondé badigeonne à présent les mains d’Isère, assise à côté d’elle. Ses yeux rieurs expriment un étonnement aussi grand que le sien. Venues pour que leurs mains contribuent aux communs, aucune n’avait imaginé que ce temps deviendrait manucure. 

Autour d’elles, le cercle est en ébullition. Les mains font goûter aux autres le toucher de leurs expertises. Des mains botanistes pétrissent de la pâte à pain, d’autres tâchées de pigments naturels parcourent les métiers des tisseurs. Toutes passent d’un groupe à l’autre, explorant du bout des doigts des savoir faire plus dépaysants les uns que les autres. La journée est passée en un éclair et le gardien du bien-fondé a déjà renouvelé par deux fois leurs onguents. Finistère ne se lasse pas d’explorer du regard ce que ses mains ne peuvent vivre pour elle. 

Alors que la nuit tombe, le gardien du bien-fondé revient vers elles, un drap blanc sous le bras. D’un doigt sur la bouche, il leur indique de garder le silence. Il fait bien : Finistère le regarde planter un premier bâton à sa gauche, puis un second à la droite d’Isère. Alors qu’il déploie le drap entre les deux bâtons, Finistère retient un élan de protestation : ni elle, ni sa compagne de soins ne voient plus rien de ce qui se joue encore dans les cercles. Elles n’ont d’autres choix que de suivre les mouvements du gardien : il installe quelques lampes à leurs pieds, sort d’une besace de petits personnages suspendus aux bouts de longues tiges de bois. Il renouvelle ensuite leurs emplâtres, y ajoute brindilles et feuilles donnant un nouvel aspect buissonnant à leurs mains. Une fois son ouvrage terminé, il allume les lampes et les arrangent pour que leur lumière illumine le drap. Sans un mot, il place délicatement les quatre mains de broussailles de façon que leurs ombres se dégagent nettement sur le drap blanc. 

Derrière le tissu, Finistère le sent, toutes les autres mains se sont arrêtées et installées. Le gardien du bien-fondé tape trois coups dans les siennes et commence à raconter. Il fait entrer en scène des personnages qui jouent au milieu de la forêt dessinées par les mains d’Isère et Finistère. L’apparition des premiers gardiens de la nature, leurs travaux au début isolés, puis de plus en plus soutenus par l’ensemble des populations. La création des cercles, leurs pluralités à l’image de la biodiversité, leurs échanges et l’abondance des communs. A la fin de son récit, il se saisit des mains qui lui ont servi de décor et les plonge dans un baquet d’eau. Il les masse, les rince, et les replace entre la lumière et le drap blanc. Des mains peuvent devenir buissons, des buissons redevenir main. Les intérêts de la biodiversité et des humains sont leurs communs.