Le monde a bien changé

Récit imaginé par Clément, Daniel, Richard et facilité par Christophe, Julie, Florence et Kristalna dans le cadre l’atelier futurs proches réalisé le 3 avril 2022 en partenariat avec le festival FESTICITES : le festival des villes et initiatives en transition du département des Bouches-du-Rhône.

Thème de l’atelier:  Nous sommes en 2032, les actions citoyennes décidées 10 ans auparavant ont été réalisées, les territoires des Bouches-du-Rhône ont réussi leur transition écologique et sociale en développant des liens d’entraide et de coopération. Les mouvements citoyens ont été moteur de ce changement structurel et global (institutions, entreprises et associations). Et si nous imaginons le quotidien de citoyen.ne.s dans ce futur proche ? 

1. Généralisation des budgets participatifs – les citoyens, les élus et les entreprises réunies dans un comité représentatif gèrent le budget de la ville
2. La convention citoyenne est un organe décisionnaire au niveau local – pouvoir d’initier un référendum pour les grands projets
3. Le département est en voie d’auto-suffisance alimentaire – toutes les terres agricoles sont rendues disponibles et sanctuarisées pour une agriculture durable.
4. L’agriculture favorise la biodiversité et respecte les écosystèmes – L’agroécologie est la norme et des infrastructures dédiées ont été développées
5. Mise en place d’une consigne universelle – Un maximum d’emballages est concerné
6. Les habitats sont partagés et responsables – Intergénérationnels, équipements communs, espaces verts partagés, éco-conçus, réutilisation des ressources, intégration dans la nature et résilients
7. L’école se fait dans la nature – Laisser croître rêve et créativité. Toucher du vivant et du concret
8. L’énergie humaine et sociale nécessaire pour délivrer chaque service et fabriquer chaque produit est connues – Sensibilisation sur l’usage responsable de l’énergie notamment pour les enfants dans les écoles
9. Un lieu de santé alternative est présent dans chaque quartier – Ces lieux comprendraient des jardins partagés, des formations à la méditation, des repas partagés intergénérationnels, des repairs café, du théâtre, des ateliers d’éducation populaire, des activités physiques, des ateliers de transmissions intergénérationnels.
10. 80% des espaces anciennement dédiés à la voiture sont libérés et requalifiés pour d’autres usages.


Les yeux fermés, Ama sentait déjà l’eau envahir ses poumons. Son ventre rebondi la tirait vers le fond. Une main bienveillante la saisie et la remonte sur un canot de survie de SOS Méditerranée. Bientôt les côtes de l’Europe se dessinent sous une forme escarpée mais réelle. Marseille ouvre ses portes à notre Malienne. Le bateau de SOS Méditerranée accoste dans le vieux port bien cosmopolite suite à ces naufrages successifs.

Les réfugiés climatiques se faisaient de plus en plus nombreux en cette année 2022. Les crises précédentes n’étaient rien comparées à celle qui débutaient maintenant. Les interrogations se multipliaient au fur et à mesure que les réfugiés s’entassaient dans la ville : « que va-t-on faire ici ? maintenant qu’on n’a plus rien, comment s’occuper ? ». Ama, qui avait toujours été habituée à cultiver ne comprenait pas ce qui pouvait rythmer la vie marseillaise et son béton à perte de vue.

La seule zone qui paraissait vierge de l’occupation humaine ici était la mer. Peu importe la difficulté et la nouveauté, elle était bien décidée : elle allait cultiver en mer. Au fil de ses recherches, elle identifia ses deux cibles principales qu’étaient la spiruline et la zostère marine. Les cercles d’entraide citoyens qui avaient déjà investi les communautés de réfugiés avaient apporté avec eux l’usage du vélo lui donnèrent l’idée de monter une équipe pour se rendre jusqu’aux quartiers sud, pour pouvoir installer ses premières cultures. Rares furent les motivés mais les premières installations d’aquaculture de fortunes étaient bien là.

Très vite les premiers rendements étaient là et la nourriture fut plus facile à se fournir pour l’équipe de réfugiés cultivateurs. Intrigués par les allers-retours successifs à vélo de ces derniers, les réfugiés se firent de plus en plus nombreux à rejoindre le mouvement.

Au même rythme, les cultures s’agrandissaient et très vite un bateau abandonné fut récupéré et retapé pour amener ces cultures jusqu’au Frioul. Devant l’ampleur du mouvement, les habitants des quartiers sud n’avaient pas tous la même réaction : si nombre d’entre eux étaient réticents voire véhéments devant ces migrants qui s’installaient devant chez eux, quelques curieux allèrent au contraire à leur rencontre pour comprendre ce qui animait leur mouvement. « Vous cultivez en mer parce que vous n’avez pas de terre ?! Mais j’ai un terrain moi, je vous le prête si vous voulez et que vous m’apprenez à cultiver ! » déclara l’un d’entre eux. Le petit mouvement de culture côtière venait de basculer.

L’agrandissement se fit et l’activité pouvait suivre son cours. Malheureusement, Ama et son projet furent rattrapés par le bruit qu’ils avaient fait à Marseille. Les locaux opposés s’organisaient en manifestations et en actions de dégradation pour gêner les réfugiés, et la police venait de plus en plus déloger les cultivateurs.

Face à cette opposition grandissante, les habitants qui n’avaient pas pris parti commencèrent à faire entendre leur voix : « mais laissez-les donc, ça faisait bien longtemps qu’il n’y avait pas eu autant de vie et d’échanges ici ». « Et leurs vélos qui nous empêchent de circuler sur nos routes ?! » rétorquait déjà un opposant. Leurs vélos, ils ne nous enfument pas et ils mériteraient d’ailleurs d’avoir plus d’espace que nos voitures ! » fut la réponse d’un des défenseurs des nouvelles cultures marseillaises, tandis qu’il déplaçait une barrière pour séparer la route en deux, comme pour poser la première pierre de ce qui deviendrait bientôt une vraie voie cyclable pour les déplacements et transports d’aliments.

A partir de là, plus personne n’osa s’opposer à Ama et les autres, mieux, la mairie elle-même commença à leur mettre à disposition des terres, au cœur même du centre-ville. De plus en plus de terrain libéré, et même requalifié, débarrassé du béton fut utilisé pour mettre en place des cultures. Les vélos des réfugiés suivirent et les rues furent remplacées par des vraies voies cyclables.

Cela fait maintenant cinq ans que la compagnie de transport à voile vers les Amériques de Ama a vu le jour. Les voyages s’enchaînent et l’activité s’enracine dans un rythme bien soutenue. Depuis la montée des eaux dû à la fonte de la calotte glaciaire, le marégraphe a plongé sous l’eau, le Mont Blanc a perdu quatre mètres d’altitude et le voilier de Ama est arrimé au numéro 15 de la Canebière. Pour arriver jusqu’à son ponton arrimé aux fenêtres du premier étage des immeubles de la Canebière, il faut suivre un chemin labyrinthique par les appartements reliés par des passerelles – pont de singes bien animés de cette nouvelle vie portuaire. La Pinta, son voilier est enfin chargé de vivres pour la traversée vers les Canaries et l’arc Antillais puis les États-Unis.

Les quinze occupants sont montés et arborent fière allure sur le franc bord de La Pinta. Ama donne les dernières instructions aux partenaires de sa compagnie qui vont gérer l’affaire en son absence. En effet, Ama a décidé de skipper La Pinta vers les Amériques, ce sera sa première traversée en tant que commandant. On est bien loin de cette traversée catastrophique dix ans auparavant où elle était enceinte jusqu’au cou et à soixante sur un hors-bord mal en point bien arrosé par cette tempête qui le fit chavirer. Que de chemin parcouru entre ces débuts de cultivatrice dans les quartiers sud et son investissement dans les transports doux, nouvelle donne depuis l’abolition drastique des transports en avion et du fret par cargos. D’un côté, Ama est euphorique à l’idée de vivre cette traversée pleine d’humanité et de renaissance et de l’autre, la mélancolie l’envahie par le simple fait de laisser sa fille de dix ans à quai. Elle est consciente que ce sera de courte durée et que sa fille sera choyée par toute la communauté avec laquelle elle vit en résilience sur les hauts de Marseille.

La corne de brume, par trois insufflations successives, retenti, donnant le signal du départ. Les amarres sont larguées et le quai s’éloigne déjà. La vigilance est de mise à la sortie d’un vieux port reconfiguré par la montée des eaux et aussi par l’animation nautique dû à la compétition de l’América cup. La Pinta se fraye un cap vers le large en prenant soin d’éviter les régatiers. Ayant super bien géré ses voiles et son cap, Ama tire le dernier bord de pré pour échapper aux étraves musclées des multicoques de compétition. Ama ne relâche pas l’attention et soudain, alors que La Pinta est déjà loin des côtes, un objet flottant est repéré au travers 20° du cap. Ama donne un tour de barre pour rejoindre ce qui semble être … non, ce n’est pas vrai !!! C’est un homme, sans grand énergie mais doté d’un gilet de sauvetage qui flotte devant l’étrave de La Pinta. A peine le voyage commencé, les yeux fermés, Ama est entrain de revivre son épopée, mais cette fois, au-dessus du niveau de l’eau. Ironie du sort, c’est un skipper Américain bien expérimenté de l’América Cup qui est secouru par Ama, la réfugiée climatique. Le monde a bien changé.

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