Le désespoir de l’eau

Récit imaginé par Artus, Pauline et Baptiste et facilité par Lauriane Pouliquen-Lardy et Mathilde Guyard dans le cadre de l’atelier futurs proches réalisé le 17 novembre 2023 à Sciences Po Rennes en partenariat avec l’ADEME

Thème de l’atelier :  Thème : Et si la France était neutre en carbone en 2050, dans le scénario 4 : pari réparateur ?


Maman,

Je t’écris cette lettre pour te faire part d’un grand désarroi. Ce matin, je me suis levé, j’ai mangé ma salade protéinée avec les morceaux de viande qu’ils ont recommandé à la radio la semaine dernière. Vint la douche puis les dents et bref…comme tous les matins quoi, le quotidien. Comme tu le sais, j’ai toujours été introspectif, j’ai toujours voulu bien faire. Mon métier, c’était une vocation, tu m’avais dit : « mais pourquoi intégrer la police ? Tu sais ce qu’ils ont fait à ton père pendant les grèves de 2010 ! ». Pourtant, je me suis engagé.

Jusqu’alors, j’obéissais aux ordres avec respect de la hiérarchie et honneur à servir notre pays.

Ces dernières semaines, les missions étaient redondantes. Rennes est une ville sinistrée, le fort accroissement de l’usage des technologies contemporaines profitait au départ au pôle Atalante, mais depuis, beaucoup d’individus ont perdu leur travail. La paupérisation de certains quartiers a engendré une hausse des violences, des vols, du racket. Mon travail consiste à maîtriser ces violences, mais elles me dépassent et leurs causes m’interrogent. En préparant mes affaires, je me demandais encore comment cet homme de 40 ans, Benjamin, avait pu la semaine dernière tuer deux femmes de 20 ans, pour leur subtiliser leurs sandwichs et leurs vêtements chauds. Je préparais mes affaires, tu sais toute la combinaison, avec le matériel technologique et l’IA intégrée, ça prend de la place et cela pèse : tout n’est pas encore au point !

Mais chère Maman, depuis qu’il n’y a plus tes roses que tu m’achetais dans la maison, elle est triste, alors moi aussi…Je pris donc ma voiture (ils m’ont fourni le dernier modèle : je suis chanceux !), puis me mis en route pour le travail. Tout était gris, les dernières plantations artificielles sont toutes ternes, de couleurs tristes pour ne pas refléter le soleil si bouillant en été et au printemps. La route me paraissait si longue, entre La Mézière et Rennes…

L’alerte s’afficha soudainement sur le pare-brise. Une crue fulgurante de la Vilaine avait eu pour conséquence l’inondation d’une grande partie de Rennes, surtout son centre historique. L’eau s’accumulait sur les sols bétonnés, complètement imperméables, rendant la crue presque incontrôlable. Les réseaux électriques risquaient de céder à tout moment, et déjà on dénombrait plusieurs morts. Des SDF, vivant dans les souterrains de maintenance bordant la Vilaine, s’étaient réveillés trop tard et avaient fini noyés. Il fallait que je me rende immédiatement dans le centre-ville afin d’assurer l’ordre dans ce quartier où riches propriétaires et misérables se côtoient. Un collègue déjà sur place répétait de manière intempestive sur la radio qu’il avait besoin de renforts, que certains habitants des bidonvilles du centre commençaient déjà à s’agiter. Avec les morts, tout cela risquait d’exploser, les services étaient déjà débordés et ne pouvaient pas gérer une émeute, enfin bref la tension était à son comble, je n’avais vraiment pas envie d’avoir à gérer tout ce foutoir. 

Ma voiture électrique autonome de fonction m’avait emmené rapidement au plus près du théâtre des opérations pendant que mon assistant IA me déroulait le compte-rendu. Grâce à la cartographie en temps réel du terrain, le GPS intégré avait réussi à contourner les voies inondées. Malgré tout, j’avais dû continuer à pied, marchant pendant 15 minutes. Je ne voulais pas risquer le court-circuit en engageant la voiture dans l’eau. La situation sur place semblait en effet s’aggraver à chaque minute, quelques corps boursouflés et moites jonchaient déjà la rue. Mon uniforme attirait l’attention, quelques vagabonds commençaient déjà à me suivre et à m’alpaguer. Je pressais le pas. Je rejoignais un groupe de collègues devant la mairie, qui tentaient de maîtriser la foule revendicatrice qui s’amassait. Les populations plus aisées du centre-ville attendaient en file d’être évacués par les camions de police. Certains étaient déjà trempés. L’eau nous arrivait aux chevilles et continuait de monter, les puisards avaient atteint le point de saturation dès la première heure de la crue. Connectés, ces puisards pouvaient indiquer en temps réel le débit d’eau, et même jusqu’à son pH. Ces détails nous étaient désormais plutôt inutiles. Je montais dans les camions avec les populations évacuées, laissant la foule de misérables derrière nous.

Après être rentré de ma patrouille, je me suis rendu compte que j’avais réussi à sauver des vies. Certaines vies… J’avais vraiment besoin de repos pour me remettre de ce que je venais de voir mais aussitôt arrivé mon téléphone s’est remis à sonner, encore et encore. Il a sonné pendant 20 minutes sans s’arrêter, au point de ne plus avoir de batterie. La raison de ces appels m’a glacé le sang : un black out général. L’eau excessive de la Vilaine a endommagé les installations électriques sur 25 km. Cette absence d’électricité a causé beaucoup de soucis aux logements environnants : plus d’électricité, plus de chauffage, plus de système de sécurité et de protection contre le froid et le chaud, arrêt des IA et des systèmes de contrôle des habitations, plus de moyens de transports, plus d’écrans… C’est la panique générale ici et les quartiers sud de Rennes ont commencé une rébellion. Ils sont décidés à récupérer les technologies des foyers du Thabor. Une émeute est en cours au moment où je t’écris, et je sais qu’elle ne fait qu’accroître et s’envenimer. Quasiment tous les habitants de Rennes s’en mêlent… Certains sont très violents et beaucoup sont armés… Je dois t’avouer que j’ai peur pour ma vie. 

Si je ne reviens pas, j’espère que mes supérieurs te feront part de cette lettre en venant vider ma maison. 

Je t’aime,  

Arnaud.