L’asphalte e(s)t moi

Récit imaginé par Camille GrandmouginPierre PointardVincent ValetteJean-Guillaume Defrance et facilité par Marie-Luce Storme dans le cadre de l’atelier futurs proches réalisé le 2 mars 2023 en partenariat avec l’ADEME

Thème de l’atelier:   Et si la France était neutre en carbone en 2050, dans le scénario 2 coopérations territoriales ? 


Il était une fois, dans un présent pas si proche que cela, un bout de moi.
Moi, le témoin silencieux. Celui que l’on piétine sans regarder. Celui qui voit, depuis des décennies toujours le même marché. Toujours le même coin de ciel. Moi, que l’on n’entretient plus depuis quelques temps. En tout cas plus de la même manière. Ils m’ont injecté des racines dans mon corps. Des petites plantes s’infiltrent dans mes fissures. On me dit plus beau. Plus vert. 
Mon bout de ciel, s’est végétalisé. 
Le marché est toujours présent. Tous les dimanches. Les mêmes pas. Les mêmes vibrations. Les mêmes pressions.
Les mêmes? 
Pas vraiment. J’ai vu ce marché évoluer avec le temps. On ne s’y déplace plus comme avant. Les étales sont moins lourdes, plus vivantes. Le sol ne se jonche plus, en fin de matinée, de déchets abandonnés là. Il n’y a plus ces bacs de glaçons qui me sont versés dessus. De ceux dont l’odeur attiraient les chats du quartier. Non cela n’existe plus. L’océan est bien trop loin. Cela n’en reste pas moins le même marché. La même place. 

Lyon – Croix Rousse – Septembre 2050.

Je transpire. La chaleur m’étouffe et les pas m’écrasent. Chacun laisse sa marque sur mon corps. Littéralement.
Et pourtant. 
Il existe de la douceur.
Ses pieds me le rappelle.
Cela ne fait que quatre dimanches qu’elle vient me parcourir avec sa démarche encore enfantine, envolée et légère. 
Elle s’envole à chaque pas. L’onde cristalline de sa voix caresse ma surface et m’apporte un réconfort. Une fraicheur salvatrice dans cette étouffante journée. 
Elle fait partie de ces nouveaux pas, que je découvre chaque année à cette saison. 
Elle a le pas léger et naïf. De ceux qui découvre ma nature. Les routes, d’où elle vient, n’existent plus. Elle vient réinventer la ville. Son regard sur le monde est empreint de cette sublime innocence de celles et ceux qui ont tout à inventer. Dessiner les espaces de vie. C’est la raison de sa présence ici. Apprendre et créer des espaces de vies partagés. Les redéfinir ensemble. C’est ce qu’elle étudie à travers l’architecture mais c’est l’expérience de vie qu’elle souhaite faire au quotidien. D’ailleurs, aujourd’hui, elle n’est pas seule. Elle est accompagnée de pas nouveaux. Ils ont une démarche étrange. Inconnue. Ils sont pieds nus. Habillés d’une texture peu commune ici. C’est granuleux, petit, ça roule sur moi. Cela me rappelle la texture des pieds d’enfants sortant du bac dans le jardin d’à côté. Il me semble que ces pas viennent de loin.
Je perçois également l’onde de leurs voix, se mêlant, en rythme, à celle de Camille. Cela m’est doux. Agréable.
Je me laisse bercer l’espace d’un instant par ces douces fréquences m’enveloppant. Elles sont ici, puis déjà un peu plus loin. Elles me parcourent et déambulent sur moi. Elles battent en rythme, se synchronisent et m’emportent avec elles. 
Ces fréquences m’allègent. Elles me soulagent de ce quotidien visqueux.
Je ne ressens plus un ensemble de pas sur mon corps mais bel et bien une énergie unique qui me parcourt. Comme une balle me parcourant. Me massant. M’offrant, de leur voix, un singulier voyage sensoriel. Unique. Une pause. Un SPA d’asphalte. Un aSPAlte ?

Ce jour là, dimanche du mois de Septembre, je commence à ressentir des cadences assez rythmées qui imprime les pas de la chorale de Camille sur ma surface. Je sens l’envie et l’énergie de ce collectif qui avance en rythme et en cohésion. Lorsque la chorale arrive sur la place du marché je ressens le chant qui s’intensifie. Les paroles, que je ne perçois que par les vibrations minérales, évoquent une envie d’égalité et d’échange avec l’autre.

Soudain, je sens un arrêt brutal des pas et un choc violent, comme une pierre que l’on lance dans l’eau et qui reproduit des cercles concentriques. Ces paroles chantées, très politiques, ont dû choquer certaines personnes sur le marché.  
Un corps s’effondre mollement sur moi. C’est celui de Camille, celle qui vient chanter tous les dimanches  Il dégouline de sueur et les autres se précipitent autour de son corps. Ca piétine autour d’elle. Il y a des pieds qui me courent sur l’échine comme des vagues. Certains plus légers que les autres s’affairent à construire un brancard pour la porter jusqu’à ce vélo cargo qui descend de la Croix Rousse à tombeaux ouverts. 

Finalement, Camille et moi, avons eu un moment de connexion intime.
Quand son corps était totalement en contact sur le mien j’ai su entendre ce qu’elle ne pouvais dire. J’ai entendu ses doutes et ses questionnements. Sa dualité, son ambivalence. Partagée entre la joie de ces moments de chants collectifs, de ces partages qui donnent du sens, de cette formation qui participe à recolorer le monde, de cette vie en communauté et l’envie de s’éloigner de l’invivable chaleur de la ville.
Retourner dans ses montagnes natales, là où l’eau coule encore. Où la chaleur est insupportablement viable. Là où elle ne tombe pas. Là où elle n’a pas besoin du groupe pour la relever. Et pourtant, comme elle l’aime ce groupe.
Elle ne m’a rien dit, et pourtant j’ai tout entendu. Il n’y avait pas besoin de mots. Je l’ai ressenti à travers les vibrations de son corps.
Ce fut bien plus que ces vibrations que j’ai ressenti. C’était tout son corps, toute sa peau, le goût de sa transpiration qui me hurlait à cet instant son indécision, sa colère, son incompréhension de ce qui fut. 
Elle m’en veut.
Bien malgré moi, je suis en partie responsable de son malaise.
Retenant ce que le soleil m’envoie. Ce n’est pas ma faute. C’est ainsi que j’ai été créé. Je ne suis pas responsable de ce(ux) qui m’ont construit.
Aujourd’hui, j’aurais aimé ne jamais exister.
Préserver Camille de mon existence. 

Et pourtant, je n’ai pas d’autres choix qu’être ce que je suis.
Je continuerai – immobile à vos yeux – mon chemin, ma route, espérant encore croiser celle de Camille.
Je continuerai à supporter le Corps et le Cœur de celles et ceux qui me foulent. Indépendamment de la nature de leurs foulées, de leurs énergies, de leurs poids et de leurs bagages.
Je continuerai à me transformer, profondément, dans ce qui est mon essence. Je continuerai d’accepter, graines après graines, pas après pas, ces germinations qui modifient mon cœur.
Je continuerai de ressentir et de laisser faire ces invisibles changements mais qui changent tout. Ces racines qui poussent et me fissurent. Cette lumière s’infiltrant en moi, sortant – de l’opaque obscurité –  mon intériorité. Autorisant ces graines à germer toujours un peu plus profond, plus solide, plus ancrées.
Fleurir. 
Être moi, devenir ce que je Serai, c’est bien ce que je peux faire de mieux pour moi, pour Camille, pour toutes et tous.
Accepter mon immuable transformation. Profondément. 
Me verdir pour rafraîchir. Encore et encore.

Immobile et fondant. 
Intemporel et changeant.
Espérant retrouver, une fois encore, la fraicheur des ses pas.
Dimanche prochain est un autre jour. 
Moi, je serai là. Je resterai là. 
Vivant, heureux, sous le pas des enfants.