l’Arbre des Imaginaires

Récit imaginé par Loïc Marcé, Laetitia Vitaux et Lauriane Pouliquen-Lardy dans le cadre l’atelier futurs proches réalisé le 1er juin 2021.

Thème de l’atelier: Et si nous imaginions le futur de nos sociétés modernes comme profondément connecté au vivant ? Comment devenir un gardien du vivant au service du vivant ?


« Repérer la plus haute cime… un chêne. Marcher longtemps dans cette direction. Traverser la rivière. Emprunter l’autre rive pour remonter son cours sur 50 pas. J’y suis ! »

Sylvia ! Je savais que je te trouverais dans l’arbre creux !
Bonjour Coquelicot, d’où arrives-tu ?
J’ai ressenti l’envie d’aller méditer en solitaire dans la forêt, je me suis fait confiance, et j’ai retrouvé sans problème mon chemin.
Ce moment t’a-t-il apporté ce que tu en attendais ?
Oui, et bien plus encore ! Quelle joie de te voir, j’ai quelques questions à te poser.
J’y répondrai volontiers. Veux-tu que l’on en discute en se mettant en chemin vers l’Arbre des Imaginaires ?

Coquelicot était insatiable. Et Sylvia bien coopérative. Il faut dire qu’elle en savait tant, des choses, elle qui avait connu l’ancien monde et avait vu passer son 80e hiver. Elle avait toujours bonheur à échanger et à transmettre. Au fil de leur marche, rythmée par le chant des oiseaux, le bruissement du vent dans les feuilles des arbres, les crissements des brindilles sous leur pas, les questions de Coquelicot s’égrenaient, souvent interrompues par son émerveillement pour l’écrin de verdure sauvage qui les entourait.

« Un renard est passé récemment par ici, il y a une ou deux heures, pas plus, je dirais ! « 
« Tiens, les abeilles s’activent tôt, cette année ! »
« Du plantain ! il n’y en avait pas ici l’année dernière ! »

A l’aube de son 7e été, l’enfant savait déjà beaucoup de choses sur le vivant. L’éducation naturelle libre instaurée depuis une vingtaine d’années, conjuguée à ses talents d’observation, faisait des merveilles : Sylvia ne se lassait pas de le noter avec une joie profonde. Elle avait parfois du mal à se rappeler qu’il ait pu en être autrement. Apprendre à connaître le vivant, à le respecter, et à se considérer humblement en tant qu’humain comme une partie d’un tout dont l’équilibre fragile devait être préservé étaient aujourd’hui de telles évidences…

En chemin, l’enfant et la vieille dame avaient croisé des biotopeurs en pleine conversation avec des réensauvageurs. Ils n’avaient interrompu que par un discret salut leur session de travail collective animée, qui semblait avoir trait aux usages des machines low tech qui les entouraient. Ce n’est donc qu’à leur arrivée à l’Arbre des Imaginaires, environné d’un chœur de voix joyeuses, que Sylvia et Coquelicot furent tirés de leur contemplation.

Ce lieu, pivot central de la communauté, grouillait de vie et d’émulation. Au fil des années, il s’était enrichi au gré des besoins, des propositions, et des envies de chacun. On pouvait y prendre place dans des hamacs accrochés entre les arbres, s’installer confortablement seul ou à plusieurs dans un des cocons plus intimistes aménagés en profitant souvent d’une particularité naturelle : l’enchevêtrement des branches d’un arbre offrant ici des sièges, un groupe de rochers plats formant là des chaises, ou encore profiter d’un autre endroit moins intime de cet espace mutualisé, comme ce vaste amphithéâtre où se réunissait la communauté.

La plupart des projets naissaient à l’Arbre des Imaginaires. Et pas seulement parce que dans ce lieu géré collectivement et collaborativement, tout invitait à la discussion, aux rires, aux débats, à la méditation, à la réflexion, à l’apprentissage, au partage d’un repas, ou plus globalement aux échanges de tous types.

Image tirée du site https://larbredesimaginaires.fr/

Mais aussi et surtout parce qu’il abritait un trésor qui en faisait l’âme et la préciosité : l’Arbre des Imaginaires prenait racine dans les récits. Les récits, c’étaient d’abord les livres en accès libre, qui occupaient une bonne partie des étagères et meubles, et dans lesquels s’accumulait le précieux savoir rassemblé par la communauté, un savoir en évolution car renouvelé par les interactions avec les communautés voisines ou les voyageurs de passage. Mais les récits, c’étaient aussi ces temps de contes partagés, qui invitaient à construire un avenir collectif désirable, à inventer, se réinventer, tout autant qu’à entretenir la mémoire commune et la genèse des Gardiens du Vivant qu’ils étaient à présent. Petits et grands adoraient ces moments de retrouvailles fédératrices. Le soir-même d’ailleurs, se tiendrait l’une de ces séances ouvertes à tous.

L’enfant et Sylvia, reprenant leur cheminement, traversèrent la place centrale où se dressait fièrement l’Arbre des Imaginaires qui avait donné son nom à l’entièreté de l’espace mutualisé. Coquelicot eut du mal à quitter des yeux cet arbre majestueux. Ils continuèrent leur déambulation à travers la forêt, dont le couvert était redevenu plus dense.

Coquelicot livrait avec passion à Sylvia ses nouvelles connaissances sur la faculté des arbres à communiquer entre eux par leurs racines et les gaz relâchés dans l’air. Après une longue marche, une clairière leur apparut, au milieu de laquelle un nouvel arbre immense s’élevait, triomphant.

– Ça, tu vois, Coquelicot, c’est l’Arbre à Palabres, il y a toujours des gens qui viennent y discuter des décisions à prendre pour améliorer notre vie en société. Tiens, regarde là-bas, la représentante des abeilles qui échange avec le représentant des agriculteurs, ça risque de durer longtemps !

Coquelicot écoutait d’une oreille distraite, le regard attiré par une silhouette renfrognée dans un coin, vers laquelle ses pas l’emmenèrent.

– Bonjour ! Comment t’appelles-tu ?

Les cheveux en bataille se relevèrent, laissant entrevoir un regard perçant. Une voix morne apparut entre les lèvres pincées.

– Ronce, je m’appelle Ronce, que ça plaise à mes parents ou non !
– Tes parents ne sont pas d’accord avec ton choix de prénom ?
– Ils pensent qu’il est dicté par la colère… Ils ne comprennent jamais rien de toute façon !
– Ah… Et que fais-tu ici ?
– Un stage de biotopeur aggradeur, c’est mes parents qui ont insisté… Ça me saoule !
– Voici Sylvia, la gardienne de la forêt, et moi je suis Coquelicot. On se promène en discutant, tu veux venir avec nous ?

Ronce, Coquelicot et Sylvia se mirent en chemin. Soudain, Ronce, levant les yeux au ciel, s’exclama :- Eh mais… y’a des gens là haut ! Dans les arbres, là ! Mais qu’est-ce qu’ils foutent ?

Ils se reposent, ils méditent, ils contemplent le ciel, les branches, les oiseaux… lui répondit Sylvia. On les appelle les timides des cimes, je vais souvent les rejoindre, avec une échelle pour ménager mes vieux os… C’est assez magique là-haut tu sais !

Mouais n’importe quoi, je vois vraiment pas l’intérêt, on doit surtout s’y faire bien chier !

Qu’est-ce qui te ferait envie Ronce ?
– Eh mais… y’a des gens là haut ! Dans les arbres, là ! Mais qu’est-ce qu’ils foutent ?
– Ils se reposent, ils méditent, ils contemplent le ciel, les branches, les oiseaux… lui répondit Sylvia. On les appelle les timides des cimes, je vais souvent les rejoindre, avec une échelle pour ménager mes vieux os… C’est assez magique là-haut tu sais !
– Mouais n’importe quoi, je vois vraiment pas l’intérêt, on doit surtout s’y faire bien chier !
– Qu’est-ce qui te ferait envie Ronce ?
– Aller dans la partie sauvage de la forêt ! Pourquoi ça serait interdit d’abord, hein ?

Sylvia écouta patiemment Ronce lui expliquer son envie très forte d’aller dans la zone sans humains. Elle semblait pourtant bouleversée.

– J’entends que tu as très envie d’y aller, mais je ne suis pas à l’aise avec cette idée, quelque chose bloque à l’intérieur de moi, je ne sais pas ce que c’est. Je n’ai pas envie de te dire non, mais mon corps ne peut pas te dire oui. Et de toute façon, je ne suis pas la seule à décider de cela. (Sylvia inspira et expira profondément). Si tu es d’accord, je te propose que nous soumettions ta requête au cercle des sages. Ils auront peut-être une solution.

Après discussion, les sages proposèrent à Ronce et Sylvia d’organiser une session systémique pour voir si une solution émergeait. Coquelicot était rempli de joie de participer à cette session et de savoir comment la demande de Ronce d’aller dans la zone sans humains trouverait réponse. Sylvia, Ronce et un sage furent invités à être observateurs et à prendre des notes. Le groupe décida qu’il y aurait 7 parties représentées :

  • Ronce
  • La zone sans humains
  • La Terre
  • La zone avec humains
  • Tous ceux qui souhaitaient préserver absolument la zone sans humains
  • Tous ceux qui voulaient aller dans la zone sans humains
  • Les autres personnes

A peine le responsable de la session eut-il demandé : « Qui est appelé à représenter la Terre ? », que Coquelicot se leva d’un bond, sans réfléchir.

« Mais qu’est-ce qui m’a pris ? Se demandait coquelicot. C’est un peu la panique à bord, mais je me sens tellement à ma place… je vais représenter la Terre. Le responsable de session me parle : « va t’installer dans le cercle où tu es appelé à t’installer, ne réfléchis pas, sens ce qui vient et qui est juste« . Bon. Je vais m’allonger par terre, juste à côté du représentant de la zone sans humains. Son pied touche ma cuisse. Je n’entends pas bien la fin des appels à représentants. Une voix rappelle les règles : « laissez-vous guider par votre corps, inspirez et expirez lentement ». Le gong donne le départ.  « Je suis là, au sol, et j’y suis bien, je vois les autres représentants bouger autour de moi, je ne sens pas le besoin de les imiter, juste de rester là, d’observer et de ressentir. Je sens que plusieurs mains m’attrapent et me soulèvent. Je suis toujours bien, en confiance, je n’oppose aucune résistance, je me laisse porter. Je tourne paisiblement. La session s’arrête. Je reprends conscience de ce qui m’entoure et je trouve Sylvia et Ronce dans les bras l’un de l’autre, les larmes aux yeux. Je ne comprends pas pourquoi, jusqu’à ce que les observateurs expliquent ce qu’ils ont vu. »

Le sage :  » J’ai vu le Représentant de Ronce s’approcher de la Terre et plus précisément de la zone sans humains. J’ai vu les autres, tous ceux qui souhaitaient la préserver et ceux qui voulaient y aller, se mettre sur son chemin, s’emmêler à son mouvement. J’ai vu un mouvement de vie se créer, un mouvement de respiration, de négociation portant la Terre, et s’harmoniser. »

Tout s’éclairait pour Coquelicot. Les observateurs avaient vu que le voyage de Ronce dans la zone sans humains n’avait pas détruit mais porté la Terre.

Les réfractaires au départ de Ronce, Sylvia y compris, donnèrent alors leur accord. Ronce était à la fois enthousiaste et impressionné de sentir que sa requête, son être et son élan avaient été pris en compte et écoutés. Ronce demanda à prendre sa décision finale le lendemain, après une nuit de sommeil et une médiation avec les timides des cimes.

Deux jours plus tard, il partit vers la zone sans humains.

Après l’avoir suivi des yeux jusqu’à ne plus distinguer sa silhouette, Coquelicot demanda à Sylvia :

– Tu penses qu’on reverra Ronce bientôt ?
– J’en suis certaine, répondit Sylvia avec un sourire malicieux, même si Ronce sera peut-être entre temps devenu Papillon.