13 Fév La vie entre deux eaux/hauts
Récit imaginé par Jayakar Lavanya, Bon Anaïs, De Pra Anaïs et Grasset Michele, et facilité par .Pouliquen-Lardy Lauriane. dans le cadre de l’atelier futurs proches réalisé le 01 février 2023 en partenariat avec BELUGAMES. Photo les argonautes.
Thème de l’atelier: Et si en 2050, on imaginait une société libérée des préjugés?
Milanaa n’est pas sortie de sa chambre pendant trois jours. Elle a dit aux autres de la maison qu’elle avait des douleurs dans les genoux, mais en vérité c’est une douleur de cœur qui s’est installée en elle. Sa famille lui manque… sa famille de naissance qui n’existe plus. Elle est sur le point d’allumer une lampe devant sa petite statuette de Ganesha et de commencer ses prières quand la porte s’ouvre avec fracas.
« Non! Je ne veux pas que tu commences tes méditations ou tes espèces de prières ! Ca ne sert à rien ! Pourquoi espérer une quelconque fin heureuse dans ce monde? Comment espérer que quelque chose de beau advienne ici ? Je suis furieux, j’en ai marre de vivre là, marre d’évoluer au milieu des poissons, sur ces maisons rafistolées et brinquebalantes ! »
Milanaa regarde l’adolescent.e hirsute qui s’est planté.e à trente centimètres de son divan.
« Mais qu’est-ce qui te prend d’entrer comme ça dans ma chambre ? On ne t’a pas appris que les vieilles personnes avaient besoin de calme ? » Fâchée à son tour, elle lui ordonne de s’en aller immédiatement.
Un peu plus tard, on retrouve Clod, l’adolescent.e qui se balade au bord de l’eau et trouve Milanaa en pleurs, le regard dans le lointain. Clod est gêné.e et n’ose d’abord l’approcher au vu de leur querelle récente. Mais elle a senti sa présence et lève ses yeux sur ill. Alors, iel ressent l’écho de sa propre douleur et s’approche doucement d’elle. Iel est surpris.e, parce que la première question de Milanaa est de savoir comment iel, Clod, va. Et c’est là que toutes les inquiétudes et la révolte de Clod remontent et qu’iel se surprend à lui confier ses interrogations sur son avenir et son envie de quitter le village flottant pour découvrir le vaste monde. Une fois calmé.e, c’est à son tour de s’interroger sur la tristesse de Milanaa qui lui raconte sa vie…
« Mon enfance était difficile pour moi, tu vois. Ma ville natale n’existe plus. Même avant que la mer ne se soulève et ne réclame notre maison, il y avait des problèmes. Et les gens avaient besoin de quelqu’un à blâmer. Donc même si j’avais un métier important, j’ai dû quitter ma ville, ma famille. J’ai erré pendant des années au gré des changements climatiques, des conflits et des oppressions. Ces villages que tes parents et leurs amis ont bâti sur la côte immergée sont une merveille. Toi, tu as la chance d’être entouré.e de ceux et de celles qui t’aiment. Prends conscience de la Nature prodigieuse qui nous entoure, les humains semblent enfin avoir compris qu’ils faisaient partie d’un tout, du vivant. Emerveille-toi de ça!
Les deux restent plusieurs heures à échanger. Clod bombarde Milanaa de questions, iel n’avait pas du tout conscience du passé de cette vieille femme qui habitait dans la même maison-commune que lui, de toutes ces choses qu’elle avait vues et apprises. Tout n’avait pas toujours été comme le monde dans lequel iel était né.e. Autrefois, les gens n’avaient pas vraiment conscience de leurs biais, et les inévitables stéréotypes étaient la source de préjugés, qui au final causaient de la souffrance et des décisions hâtives. Dans la société qu’iel avait toujours connue, tout le monde était plus ou moins un réfugié climatique ; tout le monde était habitué à côtoyer la différence et à la valoriser. Personne n’était forcé de se définir par une seule culture ou par un seul genre. Iel le voyait à présent : cette ouverture qui lui paraissait évidente, parce que c’était la valeur fondamentale dans laquelle iel avait été éduqué.e, ne l’était pas. C’était quelque chose de précieux, qu’il fallait continuer à construire et à défendre dans chaque interaction. Milanaa par exemple était tellement différente de lui, et par cela-même elle avait tellement à lui apporter !
Tous ces souvenirs immergés en elle, tous ces savoir-faire qu’elle possédait paraissaient à Clod aussi précieux que les ruines du Mont-sous-la-mer. Il fallait qu’elle les fasse remonter à la surface, que tout le monde puisse y avoir accès !
« Et si tu nous apprenais le tissage tel que tu le pratiquais quand tu étais petite ? On pourrait faire des filets magnifiques! En plus, tu pourras nous raconter ta vie et ton pays, toutes ces belles choses que nous ne connaissons pas ici. »
Milanaa est d’abord surprise de la curiosité et de la bienveillance de Clod. Mais elle comprend vite que cette jeune personne a autant soif de connaissance et de découverte qu’elle a elle-même besoin de pouvoir transmettre sa vie, sa culture et de se sentir utile au sein de la communauté des villages flottants. Elle pense aux autres habitants du village, qui viennent d’autres régions, d’autres sociétés, qui ont tant d’autres savoirs à partager et de connaissances qui ne sont pas forcément liées aux travaux indispensables à la survie du village.
« Clod, tu penses qu’il y a d’autres personnes qui seraient intéressées par le tissage? Peut-être pourrait-on faire un échange de connaissances? »
Quelques mois se sont écoulés. Leur conversation a porté de beaux fruits.
« Qu’est-ce qui te met en joie aujourd’hui ? » un pêcheur de poulpes salue Milanaa depuis le ponton Nord, avec la formule rituelle en usage à New Cotentin. Cela fait déjà plusieurs décennies que, poussés par la nécessité de cohabiter de la manière la plus pacifique possible, les humains hétéroclites regroupés par la force des choses sur ce bout de terre-et-mer ont décidé d’apprendre à se relier de coeur à coeur, et d’être attentif à ce qui , en l’autre, peut résonner en soi.
« Apprendre ! »
Milanaa sourit. Cet après-midi, au cercle de partage, elle sait qu’elle pourra apprendre de nouveaux mots en bahasa, la recette des crevettes au kombu et quelques pas de danse. Dans cette bibliothèque vivante, elle apportera en échange toute la richesse de ce qu’elle est, de ce qu’elle aime et de ses cultures et expériences.
Que la vie est belle! Milanaa qui pensait déjà à refaire ses valises et repartir plus haut, là où le temps est encore plus clément a vu sa vie évoluer prodigieusement. Elle a enfin trouvé sa place, là, parmi cette communauté d’hommes, de femmes, d’enfants, d’animaux, sur les flots désormais assagis de sa vie. Elle est sereine sur la décennie qui arrive : elle sera faite de partages et d’émotions, de rires et de larmes, toujours d’amour et de joie. Elle repense à son Inde natale, à cette vie ô combien chaotique qu’elle a vécue.
Cependant, en regardant le soleil se coucher sur le Mont-sous-la-mer, elle ne regrette rien. Son enfance et sa vie en Inde sont ce qui l’a emmenée sur ce chemin, ont forgé son identité et créé sa richesse, qu’aujourd’hui, elle partage avec tous les habitants des villages flottants.
Mais qu’il ne soit pas dit qu’elle a fini d’apprendre, car à 70 ans, elle a bien l’intention de continuer à s’enrichir de toute la diversité des habitants des villages autour d’elle.
Elle a trouvé la lettre qu’elle a commencé à écrire à Clod, qui est parti.e. pour enfin voir le monde ailleurs. L’idée d’un cercle de partage a voyagé aussi, vers d’autres villages flottants.