Journal du grand blackout de 2022 rédigé par Esperanza, ma mère

Récit imaginé par Jean-Philippe Pernin, Muriel De Luca, Laurent Aillet et facilité par Guillaume Deshors lors de l’atelier futurs proches réalisé avec Adrastia, le 10 décembre 2020.

Thème de l’atelier: “Nous sommes le 3 janvier 2022. Emmanuel Macron annonce qu’au 30 janvier, les services assurant la production et la distribution d’électricité ne seront plus assurés pour une durée indéterminée. Imaginez la suite”


3 janvier : Je reprends ce journal intime interrompu après le divorce avec Paul. Aujourd’hui, le ciel m’est tombé sur la tête. Au début j’ai cru à une erreur, ou à une mauvaise blague. Pourtant c’est pas faute d’avoir dit aux autres qu’un jour le système pouvait flancher. Bizarrement, je me sens figée, incapable de prendre une décision. Comment les gamins vont se chauffer ? Comment faire à manger ? Je vais quand même assurer, il y a des réserves…

5 janvier : La météo annonce une vague de froid. Les flics m’ont bloquée à cause du couvre-feu, pas moyen d’aller chez Martine pour récupérer les couvertures qu’elle avait en réserve. J’irai demain matin.

8 janvier : J’ai réussi à passer le premier cap. Malgré la panique dans les supermarchés, les enfants ont pu manger, je laisse progressivement tomber mon boulot d’infirmière en disant à mes patients les moins atteints qu’il y avait d’autres priorités. De plus en plus de voisins sonnent pour me demander de reprendre mon activité d’animatrice, sous le prétexte que j’ai organisé cinq fois la fête de voisins. Ça me fait plaisir quelque part, mais comment gérer tout ça ?

9 janvier : j’ai appelé Arlette et Sunny, les anciennes du lycée. Elles sont aussi paumées que moi, mais on n’était pas un groupe punk pour rien ! Ça m’a redonné le moral : Esperanza ma fille, il faut que tu fasses l’inventaire de tes ressources !

11 janvier : Bonne journée, on a fait une réunion avec les voisins de mon palier et ceux du dessus. On a trouvé une bonne solution pour faire dormir les gamins ensemble et pour organiser des tours de bouffe pour les repas. Je travaille maintenant à mi-temps, mais l’association des copropriétaires me relance pour monter une action pour tout l’immeuble, voire pour les immeubles voisins !

13 janvier : une quinzaine de voisins se sont organisés pour récupérer les tutos et connaissances qui leur semblent nécessaires et les imprimer. C’est fou de penser que demain, notre source d’information illimitée sur Internet n’existera plus. C’est bien d’essayer de construire une sorte de bibliothèque pragmatique partagée.

14 janvier : c’était une semaine totalement surréaliste. Une bande de casseurs a débarqué chez l’épicier d’en bas. Un simple appel au pied de l’immeuble et tous les voisins sont descendus. Je crois que nos visiteurs indésirables iront voir ailleurs une autre fois. Je suis entre terreur et satisfaction. Je suis épuisée avec le sentiment d’avoir accompli ce pour quoi j’étais faite. Incroyable, tous ces gens qui sont prêts à aider ! Quand j’ai lancé les apéros de quartier dans ma rue, jamais je n’aurais pensé que ceux que j’avais croisé lors de ces différentes rencontres répondraient tous présents. Éric, le producteur de l’Amap est d’accord pour qu’on vienne régulièrement chez lui s’approvisionner et il connait d’autres producteurs. Thierry, le voisin du 4ème nous prêtera le triporteur qu’il utilise pour ses enfants pour aller récupérer les approvisionnements. Mes anciens malades dans le quartier vont aider à soutenir les personnes isolées ou démunies. Les voisins du 6ème ont une cheminée : c’est merveilleux car ils permettront à chaque personne de l’immeuble de ne pas avoir froid. La cave et les garages seront notre garde-manger.

16 janvier : l’adjoint au maire est passé pour voir ce que nous avions organisé. Il avait l’air complètement dépassé et il m’a demandé de l’aide pour reproduire la même chose à plus grande échelle. J’ai eu envie de l’envoyer se faire voir, mais je lui ai quand même donné quelques bons tuyaux : trouver ceux qui organisaient, valider leurs initiatives et surtout leur foutre la paix.

20 janvier : le maçon du 2ème Roger a proposer de construire un four à bois dans le jardin de l’immeuble. C’est malin, nous seront heureux de pouvoir chauffer quelques pains et tartes…

22 janvier : j’ai contacté les personnes que je connais sur Lyon qui étaient membres d’Adrastia. Comment n’y ai-je pas pensé avant ? Mon instinct de survie avait du mal à me faire prendre du recul, certainement. Cela m’a fait du bien. Je sens qu’ils sont comme moi en cours de création de solidarités dans leur quartier. Je vais demander à quelques voisins d’aller à leur rencontre pour qu’on voie comment s’entraider quand tout sera éteint. Ils ont certainement plein d’idées.

23 janvier : les enfants de l’immeuble ont été inspirés suite à ce qui se passe dans les quartiers et les immeubles. Ils sont allé voir leur directeur : il est d’accord, les locaux du collège seront mis à disposition du quartier si besoin. On pourra faire une première rencontre des différents immeubles.

30 janvier : nous sommes aussi prêts que possible. Le comité d’immeuble veut élire son représentant pour le conseil de quartier. J’espère qu’ils vont m’oublier, mais c’est mal barré. Alea jacta est !