Josette et la tablette

Récit imaginé par Elodie Calais, Alain Michaud, Estelle Narbonne, et facilité par Laetitia Vitaux dans le cadre l’atelier futurs proches réalisé le 14 octobre 2021 en partenariat avec Génération Ecologie)

Thème de l’atelier:  Nous sommes le 3 novembre 2026. Depuis bientôt 5 ans, la France mène une politique décroissante planifiée, volontaire et salutaire. Et si nous imaginons le quotidien de citoyen.ne.s dans ce futur proche ? 


Josette habite un pittoresque village niché dans la campagne. Le trajet vers l’école est l’un de ses moments préférés du quotidien : depuis 3 ans maintenant, elle s’y rend seule à cheval ou, comme ce matin, dans la carriole du Père Girard avec ses petits voisins. Mais il n’en n’a pas toujours été ainsi. 

Avant, les habitants de la communauté possédaient presque tous une voiture. Pour atteindre les objectifs de la COP21, il a été collectivement décidé, suite aux délibérations des cercles de gouvernance généraux, que les carburants fossiles devaient être interdits et laisser place à des quotas d’électricité par commune. Josette, qui se souvient encore des injonctions matinales de sa maman à se hâter de finir de s’habiller et de déjeuner, et du stress des départs précipités, apprécie le retour au calme et à la lenteur induits par cette décision. C’est aussi ce qui lui a permis de découvrir le chemin de l’école, auquel elle n’avait jamais vraiment prêté attention, et ses modifications au fil des saisons. Josette a remarqué que les oiseaux et insectes sont venus animer plus nombreux le foisonnement de verdure qui a repris ses droits sur le bord des routes. Son lien à la nature n’est plus le même. 

Mais Josette adore aussi aller à l’école depuis que le cadre de l’enseignement et les programmes ont été profondément modifiés. Dès qu’il fait beau, la classe a lieu en plein air et les enseignants font venir les habitants dans la classe pour partager leurs expériences de vie, professionnelles ou artistiques. De nombreux migrants ont été accueillis au village : Josette est émerveillée par les histoires de ces personnes qui ont traversé le monde au péril de leur vie. Ces récits sont des cours vivants de géographie et d’histoire. Les enfants développent leur créativité en partageant leurs histoires, leurs danses et leurs chants. Finalement, alors que les liens de proximité se sont resserrés, son village n’a jamais autant été ouvert au monde.

Tandis que le paysage défile, accompagné d’un brouhaha de discussion animée, Josette plonge dans ses souvenirs. Il y a quelques mois, il s’est passé quelque chose qui l’a beaucoup marquée. Les émissaires du grand Steve Gates, le petit fils des géants du numérique fusionnés pour contrer la vague mondiale de décroissance voulue par de nombreux peuples dans différents pays du monde, ont débarqué au village. Josette se rappelle nettement de leur arrivée. Il faut dire que cela faisait quatre ans qu’on avait plus vu d’hélicoptère. Dès le pied posé au sol, ils ont clamé : « C’est un hélicoptère électrique, bien évidemment ! « , avant d’en faire descendre de grosses malles et de demander que tout le village se réunisse à la salle des délibérations citoyennes. Une fois que tout le monde fut rassemblé, ils ont ouvert les malles et annoncé tous sourires : « Après de longues années de recherche, nous sommes heureux de vous présenter notre formidable innovation verte : les nouvelles tablettes écologiques qui feront le bonheur de vos enfants ! Nous sommes tellement fiers de ce progrès technologique que nous voulons le rendre accessible au plus grand nombre. C’est pourquoi nous offrons à tous les moins de 18 ans de votre commune une tablette gratuite ! « .

L’assemblée est restée bouche-bée. Adultes et enfants se sont regardés avec de grands yeux étonnés ou inquiets. Certains regards ont même brillé d’envie. Chacun.e a bien senti qu’il se passait quelque chose de perturbant… et effectivement, pendant les semaines qui ont suivi, les débats furent enflammés. Que devait-on penser de cette proposition ? Alors qu’un équilibre s’était mis en place au fil des ans, alors que tout le monde s’était désormais plus ou moins sevré, parfois non sans mal, de toutes ses dépendances à la vie sous perfusion de surconsommation et de surproduction, voilà que les climatonégationnistes revenaient pour coloniser les imaginaires. Josette se souvient qu’elle avait rarement vu son instituteur dans cet état. Furieux, il avait fait partie des plus véhéments : « Ce sont nos ennemis, rappelez-vous ! Ils ciblent en particulier nos enfants, ils n’ont pas oublié leurs vieilles recettes du monde d’avant : les rendre accros pour en faire de futurs consommateurs dépendants ! Ne tombons pas dans le panneau à nouveau ! Nous risquons de perdre tout ce que nous avons réussi à construire ensemble! « .

Deux camps se sont alors nettement distingués dans le village. Josette a vu, incrédule, ses voisins Joséphine et Jean se déchirer comme jamais, eux qui ne prononçaient jamais un mot plus haut que l’autre, tant ils semblaient se comprendre sans parler. D’un côté, Jean hurlait : « Mais tu te rends compte ! Priver les enfants de ces tablettes, c’est un crime pour toute cette génération. Ils vont perdre la ConnOmniscience ! « .Joséphine avait sangloté. Pour elle, le retour des tablettes, c’était faire une croix sur la vie simple, douce et joyeuse qu’elle souhaitait offrir à ces enfants qui avaient déjà tant souffert. Elle avait expliqué à Josette combien elle était fière de pouvoir lui offrir la vie insouciante dont elle avait pu jouir elle-même dans son enfance. Cette petite, elle l’aimait comme si c’était la sienne. Le chemin pour sa génération avait si été laborieux pour s’affranchir de cette domination numérique mondiale. Mais il en avait valu la peine : finis les troubles de l’attention, du sommeil, la myopie. L’espérance de vie avait même augmenté de 18 mois en l’espace de 4 ans. 

Voyant sa moitié si démunie à la perspective du retour des écrans dans leurs vies, Jean avait finalement proposé avec succès au conseil des sages que les enfants décident par eux-mêmes si oui ou non, ils voulaient de ces satanées tablettes. Chacun des enfants avait eu alors 4 jours pour poser toutes les questions possibles, sans aucune restriction, à chacun des adultes du village. Sa maman était la première à qui Josette avait brûlé d’envie de poser dix milliards de questions. A ce moment-là, elle ne l’avait pas revue depuis l’annonce de la restriction d’essence. Par le dernier avion in-extremis, sa maman l’avait envoyée à la campagne, chez une cousine lointaine, certaine que là-bas, elle ne manquerait de rien malgré les nouvelles mesures. 

En y repensant, une image floue revint à Josette. Elle revit sa maman standardiste endormie affalée sur la table de son bureau au 28ème étage de la tour Gates and Co, le visage éclairé par l’écran allumé qui distillait une lumière stroboscopique noire et bleue. Combien de temps Josette avait-elle passé là ? 1 jour ? 2 ?  En silence, à attendre que sa maman finisse son service… Affamée. Triste. Seule. Abandonnée. Transparente… Sa vie de maintenant ne ressemblait plus à rien de cela. Sa maman lui avait beaucoup manqué, mais heureusement, elles étaient à présent réunies.

Un matin s’était tenue l’assemblée des enfants. L’ambiance était étrange : c’était le jour de la grande décision.Après quelques minutes de discussion, le bâton de parole ayant fait un premier tour de cercle, Josette avait posé cette question : « Sommes-nous donc le seul village qui ait reçu la visite des émissaires de Steve Gates ? Forcément non, il doit bien y avoir d’autres enfants partout en France, et même dans le monde, qui sont en train de se poser les mêmes questions que nous ! »  Elle avait alors proposé d’écrire une lettre à l’Assemblée Citoyenne Républicaine de France. La procédure était un peu spéciale : il n’y avait plus de président depuis 4 ans, et l’envoi d’e-mail était à présent strictement réservé aux urgences vitales. L’enfant ayant la plus belle écriture avait été choisi. En l’occurrence, c’était le meilleur ami de Josette. Une lettre avait été écrite et portée à La Poste. Quelques jours plus tard, une réponse de la doyenne de l’Assemblée avait été livrée à l’école. Elle remerciait Josette et ses camarades d’avoir lancé l’alerte, et leur disait aussi avoir reçu des milliers de lettres de toutes les écoles de France, de la maternelle à la faculté, en passant par les centres de formation. Le cercle qu’elle présidait avait proposé de mettre en relation toutes les écoles pour échanger sur ce problème, et partager ce qu’ils aimaient dans leur vie d’aujourd’hui, sans l’omniprésence du numérique d’autrefois. Les enfants avaient convenu que le numérique était quand même un chouette outil pour communiquer et créer. Ils avaient donc proposé de ne garder qu’une seule tablette, et de faire de même dans toutes les écoles.

 Un cahot sous la roue du charriot ramène Josette au présent.  Elle repense avec un sourire que c’est comme cela qu’a été instauré le grand rendez-vous annuel des écoles de la nature, auquel chacune se connecte pour une grande fête de reliance. Epatés par la sagesse des enfants et de ce qu’ils ont fait du pouvoir décisionnel qui leur a été conféré, c’est aussi ce qui a décidé les grands d’abolir l’adultisme.  Maintenant, dès 6 ans, les enfants ont eux aussi voix au chapitre. Apercevant au bout du chemin se dessiner la silhouette de l’école, Josette se dit, pas peu fière, que cette petite révolution désormais ancrée porte tous les jours ses fruits.