30 Jan Fuite en avant – Une nouvelle vie
Récit imaginé par Céline Bellenot, Nathalie Stumm, Wladyslaw Senn, Yves Loerincik et Sylvain Pichon, le 30 janvier lors de la soirée de lancement de futurs proches à Lausanne.
Le 6 mai 2043, Lausanne, quartier du CHUV et des bois de Sauvabelin,
Mon enfant,
Tu as trois ans aujourd’hui et je ne sais ni si tu apprendras à lire, ni si tu trouveras ces pages quand tu sauras. La vie est fragile en ce monde, de plus en plus fragile, alors je veux qu’il reste une trace de ce que je n’ai pas pu te dire.
Je t’écris pour que tu comprennes qui j’étais, qui je suis, et pourquoi. Je te parle comme à une personne adulte parce que tu devras le devenir très tôt.
Tu le sais, même si tu as encore du mal à le saisir: je suis ton père, mais aussi ta mère. Ou, plutôt, j’ai été ta mère. C’est amusant de penser que je suis tes parents. Ton père « biologique », comme on disait quand les mots avaient de l’importance, est passé rapidement dans ma vie.
À propos de ma vie, à ses débuts, je m’appelais Yaëlle, parce que les gens affirmaient que j’étais une fille, une femme. Sauf que je n’étais pas d’accord. Un peu avant mes quatorze ans, j’ai décidé d’être vraiment l’homme qui vivait en moi et je suis devenu-e Yaël. Si j’avais su plus tôt qu’il suffisait de deux lettres pour tout changer! À cette époque, survivre était la chose la plus importante et la plus difficile, alors les gens se sont moins mêlés de la vie des autres. Du moins tant que ces autres accomplissaient leur part du travail communautaire obligatoire. Oh, il y en avait toujours qui rejetaient la différence, mais la mienne ne se voit pas du premier coup, je n’en ai donc pas trop souffert.

Je fais partie des personnes qui ont pu garder leur métier d’avant les grands changements, parce qu’il était encore utile et parce que je le faisais mieux que le reste. Mon métier, c’est sage-femme. Je l’ai choisi non pas pour jouer avec les ambiguïtés, mais pour « revivre » aussi souvent que possible la naissance et enfin la comprendre. Au moment de prendre notre première respiration, savons-nous qui nous sommes, ou commence-t-on à zéro en tant que jouet malléable de notre destinée? Pourquoi l’âme se glisse-t-elle parfois dans un corps qui ne lui ressemble pas? Je me pose tellement de questions comme celles-là!
Avant toi, donc, j’aidais d’autres enfants à naître dans un hôpital de la ville. Il servait à beaucoup de choses, mais on y voyait peu de naissances, encore moins depuis les grandes contagions, alors je faisais aussi différents travaux communautaires à l’hôpital. Ce n’était pas facile, mais je m’en sortais. Du moins jusqu’à ce qu’une épidémie, puis la quasi-disparition de nos sources d’énergie déstabilisent toute notre organisation.
Tu as choisi de venir au monde durant ces heures sombres, dans ces conditions particulièrement difficiles, et tu m’as ramené l’espoir, tu m’a donné la force de chercher une autre vie. Comme nous étions deux à avoir faim et froid, j’ai choisi une solution qui jusque-là m’effrayait: rejoindre les gens de la forêt. Vivre dans la nature m’avait toujours paru repoussant, mais nous n’avions plus notre place en ville. En réalité, il y a peu de distance entre les deux et, une fois dans cette forêt qui me semblait hostile, il m’a fallu admettre que la vie n’y était pas si différente. Elle était surtout organisée différemment.
Ici, on ne travaille pas pour recevoir sa nourriture: on travaille à la faire pousser. Ici, chacune et chacun est responsable de soi et des autres. Les autres t’apprennent ce que tu ignores, afin que cela serve à toutes et tous. J’ai découvert une solidarité que je pensais perdue dans les méandres de l’individualisation et de l’impersonnalité de la ville, dans la détresse du chacun-pour-soi. J’ai découvert des joies simples et bonnes: manger le fruit de notre labeur, partager des moments collectifs devant un bon feu, rire et m’attendrir de te voir grandir chaque jour… Dans ce retour à la nature, nous vivons aussi, bien sûr, sa rudesse et ses difficultés quotidiennes, mais cela donne un sens différent à nos vies. Je m’y sens à ma place, avec toi, à t’offrir cette autre chose qui permet de croire à un avenir.
Parfois, je repense à la ville, juste à côté. Combien de temps ces deux mondes garderont-ils l’équilibre et continueront-ils de cohabiter? Quelques jours trop froids, et les arbres debouts qui nous permettent de vivre seront couchés pour nous abriter ou nous réchauffer seulement un instant. Un problème d’approvisionnement en ville, et nos récoltes seront pillées. Ou, à l’inverse, une mauvaise récolte chez nous suffirait à lancer l’attaque sur les dépôts de la ville.
Quoi que nous fassions, ça nous servira juste à durer un peu plus. Nous avions beaucoup et l’avons brûlé pour vivre bien trop luxueusement, sans penser au lendemain. Le peu qui nous reste, nous le consumons pour survivre aussi longtemps que possible, peut-être jusqu’à demain. On dirait que nous n’avons jamais su faire autrement. Et toi, le sauras-tu?