Etoiles

Récit imaginé par Adeline Pédron, Lucile Erbs, David Bourguignon et facilité par Bénédicte Nadaud lors de la soirée de futurs proches consacrée à la relation au travail, à Paris, le 28 mai 2020.


Louise passa la tête par l’entrée du souterrain. Elle plaça la main devant ses yeux pour se protéger du soleil et sentit une petite brise passer dans ses cheveux mi-longs.

Elle inspira puissamment. Enfin ! C’était SA journée, celle qu’elle attendait depuis si longtemps. Son responsable de stage lui avait accordée pour qu’elle s’aère un peu. Elle espérait bien en profiter pour découvrir d’autres façons de vivre et de travailler… et savourer un peu de tranquillité. Deux jeunes garçons se faufilèrent sous son bras et commencèrent à se hisser par l’ouverture.    

« David ! Nico ! » s’exclama Louise. « Mais ! Qu’est-ce que vous faites ici ? »    

Un des jumeaux se tourna vers elle et lui décocha un sourire espiègle.

« Maman a dit qu’on pouvait venir avec toi. »

Ils l’attendaient déjà dehors, bras croisés, un air de défi identique sur le visage. A bientôt onze ans, ils devenaient de plus en plus sûrs d’eux.

« Tu viens, oui ou non ? »

« Pourquoi vous m’avez suivie ? » bougonna Louise en sortant à son tour, heureuse malgré tout de leur présence chahuteuse. « C’était MA journée hors les murs… »

Ce n’était pas que la pénombre du vaste espace souterrain, faiblement éclairé par les bioluminescences, qui lui avait donné envie de sortir aujourd’hui… C’était aussi l’odeur entêtante qui se dégageait de ces rangées d’étagères de cultures myco-hydroponiques, qui s’étendaient à perte de vue dans l’obscurité. Les coopérateurs de la mycéferme de Montmartre vivant tous sur les lieux, la journée de travail commençait et finissait très tôt, ce qui arrangeait bien les familles. Malgré tout, les soirées trop courtes avaient finies par ressembler à des punitions. Les adolescents traînaient par petits groupes, dès le repas du soir achevé, souvent sans même penser à remonter à la surface. Pourtant, d’autres quartiers-fermes et d’autres quartiers-ateliers avaient des règles de vie et de travail très différentes… Les réparélectros de la Chapelle, par exemple, vivaient en permanence sous une nuée d’objets clignotants, qu’ils bricolaient souvent jusque tard dans la nuit. Cela fascinait Louise, et ses deux frères, qui n’avaient que rarement vu les étoiles

« Attention aux cyclistes ! » cria-t-elle à leur encontre.

Ses petits frères s’élancèrent sur la route et Louise renonça à les retenir. Elle les regarda courir devant elle, louvoyant avec agilité entre les vélo-cargos et les piétons pressés. Pour sa part, elle se sentait un peu intimidée par cette rue qui débordait d’agitation. Elle avançait plus lentement, regardant autour d’elle avec de grands yeux curieux. Elle s’efforçait de ne rien rater. Après tout, c’était la première fois qu’elle se trouvait ainsi en plein milieu de journée, à la surface, et sans avoir de tâche précise à effectuer. Des poly-travailleurs vaquaient à leurs occupations dans les rues, ou la dépassaient en se hâtant. Ils devaient être en plein changement de services, songea Louise. A l’inverse des coopés, qui travaillaient plusieurs mois dans les mêmes secteurs et n’avaient souvent qu’un ou deux postes différents dans l’année, les polys changeaient de casquette tous les jours — voire même plusieurs fois par jour ! Cette forme de travail la laissait songeuse… Son grand-père avait été un salarié de l’économie des plateformes, avant la Grande Transition Écologique des années 2040. Ses récits de prolétaire 2.0 qui enchaînait les petits boulots, soi-disant indépendant mais avec des algorithmes pour patrons, faisaient froid dans le dos. Les polys vivaient-ils la même chose ? Étaient-ils heureux de cette diversité, de ce changement permanent ? La différence majeure résidait sans doute dans l’organisation horizontale et coopérative, qui avait pris le pas sur le système d’entrepreneur individuel, jugé archaïque.

« Tu viens des mycéfermes toi, non ? »

Photo by guille pozzi on Unsplash

Louise se retourna. Un jeune homme, plus âgé qu’elle de quelques années, la dévisageait en souriant. Elle rougit.

« Ca se voit tant que ça ? »

« C’est ta couleur de peau, » répondit-il. « Toute pâle ! » 

Il rit à nouveau, gentiment. C’était vrai que son teint à lui était plutôt hâlé – sans doute faisait-il partie des coursiers ultra-rapides qui sillonnaient la ville en permanence, juchés sur leurs triporteurs.

« J’y ai fait un stage, quand j’étais au lycée, » ajouta-t-il. « J’ai adoré l’ambiance : très chaleureuse, très solidaire. Mais au final, ce n’était pas pour moi…Trop besoin de sentir le vent sur mon visage ! »

« Moi aussi, avoua Louise d’une voix timide, je crois que j’ai besoin de grands espaces. »

Le jeune homme la considéra avec bienveillance.

« Tu sais, t’es pas obligée de rester dans le même secteur toute ta vie. Tu peux te former, vivre différemment de tes parents… Moi, ma mère est à la tête d’une équipe de tri au grand pôle de recyclage de la Rive droite. Elle aurait bien voulu que je m’y intéresse, » il singea un personnage moralisateur, arrachant un petit sourire à Louise:  » « Toi qui dis toujours vouloir faire quelque chose d’utile, Tom, qu’est-ce qui est le plus important que le zéro waste dans une économie circulaire comme la nôtre ? » Mais que veux tu…  » Il haussa les épaules. « Je voulais essayer plein de choses différentes. Le tout, c’est de ne pas avoir peur des changements ! »

Il la regardait, les yeux pétillants de malice. Un frisson la parcourut brièvement : c’était un sentiment nouveau, elle se demanda quoi en faire. Fallait-il lui répondre ? Louise se sentait encore incapable de décider. Elle était curieuse du monde, des métiers, mais bien trop timide pour engager la conversation avec autant de facilité ! Gênée, elle se retourna vers ses frères : 

« Pour dépasser les frontières du quartier, il faut s’bouger les garçons ! » 

Après un signe poli de la main, elle tourna le dos à l’inconnu et s’éloigna.

Louise goûtait la liberté et les heures qui passaient à se promener sans but précis. Les étals des brocanteurs de Belleville, ceux des chineurs de La Chapelle défilaient devant ses yeux, se mêlaient comme en un kaléidoscope. Voilà des heures qu’ils n’avaient rien mangé. Très exactement depuis qu’ils avaient dévoré tous les trois un bento acheté avec la carte prépayée en monnaie locale qu’elle conservait dans la poche zippée de son pantalon ajusté. Ils avaient maintenant terminé d’explorer les échoppes bourdonnantes des recycleurs de Barbès, et le début de soirée s’annonçait. Nico commençait à traîner les pieds derrière elle. Elle n’avait pourtant pas envie de rentrer et eut une idée.    

« P’tits frères, courage, une dernière montée ! »  

Ils étaient de retour sur la Butte et en escaladèrent péniblement les marches d’un autre âge. Louise croyait se souvenir de l’emplacement d’un jardin… Un coin où son père l’amenait lorsqu’elle était toute petite, du temps où quelques raisins pouvaient encore être cultivés à l’extérieur, sans crainte de les voir systématiquement se dessécher sous les canicules – même si l’immense majorité de la production alimentaire du Grand Paris avait été relocalisée dans les fermes souterraines, moins gourmandes en eau, depuis longtemps. Elle s’assit dans un coin de prairie, encore vert malgré les chaleurs estivales, car protégé du soleil par les murs aveugles de deux grands immeubles, sur lesquels avaient été peints des arbres. Les pierres étaient lisses. Elle posa ses mains dessus et ressentit la chaleur du jour, encore prisonnière de la roche. L’air semblait vibrer.    

« Venez les frangins, y’a personne, la voie est libre ! »   

Tous les trois s’allongèrent et ressentirent immédiatement un grand calme. Le sol semblait ancien, sans aspérités et souple à la fois, comme une litière forestière.    

« La voilà not’ pause, on s’ra bien ici, j’ai envoyé un message, les parents nous croient chez les cousins de la Bastoche ! »   

Le calme du quartier était étrange, il semblait retenir son souffle. Comme si des souvenirs anciens attendaient le crépuscule pour sortir des fenêtres. Des bribes d’images et de sons qui remontaient à un siècle qui précédait même la naissance du grand-père de Louise. Il lui en avait parlé parfois, en semblant regretter de n’avoir pas vécu ce temps-là. Il lui avait parlé de la neige. Louise sentit son dos s’étirer. La tension accumulée tout le jour céda comme une digue ; une eau envahit d’abord ses mains, puis ses bras, son cou et sa tête. Ses yeux restèrent ouverts encore un instant, juste le temps d’un dernier regard : les étoiles ! Elle s’endormit.

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