Et la taupe divergea

Récit imaginé par Yohann R, Pierre Delorme, Laure Noualhat Valérie Savoyat, Gaële Fontebasso et facilité par Laurent Aillet dans le cadre l’atelier futurs proches réalisé le 16 mars 2021. 

Thème de l’atelier: Le lien dans l’adversité: 

Nous sommes en 2030. Notre quotidien est à présent entièrement impacté par le processus globalisé et évolutif d’effondrement de notre civilisation. Chaque jour, face à la déliquescence de la situation, nous sommes de plus en plus inventifs pour renforcer notre autonomie, nous organiser en communautés, développer des compétences insoupçonnées. Dans ce contexte, quels récits pouvons-nous imaginer pour créer, entretenir ou réparer des liens ?


Il était deux fois Bernie, une taupe née en ville, grande dealeuse de chocolat suisse, bien obligée d’en faire le trafic pour survivre.

En 2030, la valeur marchande des biens et services répond à une tout autre logique que dans le passé. Pour ne pas se faire pincer, la petite taupe sous-repor-terre est devenue une mule, ingurgitant moult fèves qu’elle tentait avec brio de faire passer la frontière helvético-française.

Le dérèglement climatique a eu de drôles d’effets de bord. Des nuages électromagnétiques ont engendré des perturbations que même les vieux satellites russes ne peuvent pas contourner. Un soir de brouillage électromagnétique, faute de pouvoir se fier à son GPS, la petite taupe doit faire surface au beau milieu de nulle part. 

Ce nulle part est un verger à défendre… une de ces nouvelles zones de résistance où les Humains se bagarrent pour des fruits. Mais ce n’est pas parce que c’est un VAD qu’on n’y crée pas du lien, qu’on n’y joue pas et qu’on n’y célèbre pas la vie, bien au contraire. Un VAD c’est comme un bal fruité permanent où s’échangent des denrées devenues rares…

Bernie veut faire diversion pour éviter que les humains ne s’aperçoivent de sa présence. Elle ne résiste pas à l’envie d’entendre mieux la musique. Mais surtout voir enfin les humains communiquer autrement qu’avec leurs longues guirlandes de mots. De mots qui ajoutent des nœuds à leurs relations.

Il paraît que c’est dans les danses qu’ils se comprennent le mieux. Elle veut voir ça ! Elle remonte à la surface en songeant à ces images de corps qui communiquent avec leurs gestes. Quand soudain un bruit effroyable ! ça gratte, ça renifle ! Mais elle comprend que ce n’est que Bonnpatt qui fait son travail de gardien du verger. Heureusement qu’elle le connaît bien…

La taupe: dis donc, c’est un sacré foutoir ici. Qu’est-ce qu’ils ont tous à faire la fête? Je croyais qu’on était en pleine guerre des fruits.

Le chien: ah ben ça, les humains s’y connaissent pour faire la fête. C’est justement parce qu’ils ont sacrément déconné que nous en sommes là. On a qu’à les laisser se battre pour des fruits, nous, on sera là l’année prochaine.

La taupe: Non, il est important d’avoir des humains, c’est quand même eux qui taillent les arbres et qui assurent la récolte… 

Bernie avise au loin une femme, assise seule sous un arbre, en train de caresser son ventre arrondi. Elle parle à son enfant à venir. Elle l’invite à sortir. Chose extraordinaire, Bernie, taupe aveugle (mais pas sourde), entend ce bébé murmurer que non, il ne sortira pas. Qu’il sent bien que la guerre des fruits gronde et qu’il préfère attendre que ça passe… voire même il préfère passer son tour tout court… Pas sûr, pressent Bernie, avant de se faufiler dans sa galerie rhizomique.

Depuis l’en-bas, Bernie observe les hommes en fête. Le verger a beau être une zone de résistance, on y fait beaucoup la bringue, surtout avec ce qui est devenu une vraie monnaie locale, l’alcool de fruits. La bière aussi coule à flots, il faut dire que le verger est entouré de houblon. Bernie sent d’ailleurs cette bière couler sur son museau et ses petites papattes. Une bière qui a l’art de savoir rassembler les hommes et les femmes du village. La femme enceinte s’est levée. Elle tournoie sur la piste de danse, avec une femme plus âgée, sa mère peut-être. Elles dansent à en perdre la tête. Soudain les premières contractions se font sentir. La femme enceinte s’agenouille, grimaçante de douleurs. On dirait que l’enfant a finalement décidé de naître. 

Entre bière dégoulinante et alcool de fruits, Bernie gît maintenant sous la table. Le buffet est chargé d’étranges mets: des petits bouts de papiers chargés de mots doux. Des danseurs affamés et en sueur viennent de temps en temps se servir et dégustent avec délectation des petits messages plein d’amour.     

Tu es gourmand … Je t’aime … Je suis si heureux qu’on se connaisse … Tu es unique. J’aime la vie dont tu fais partie. Douce pluie. … Ta peau a le goût de la cerise verte … Mon rayon de soleil…...

Toute cette énergie, véritable fluide émotionnel, parvient à neutraliser le brouillard électromagnétique. Il crée même une colonne protectrice qui décide enfin l’enfant de monter au monde. Celui-ci, indécis dans son liquide amniotique, est enveloppé dans un vortex électromagnétique de mots doux. L’amour, comme un agent provocateur de vie.

Bernie est confite. Son pote Bonnepatte est déconfit. C’est reparti pour un tour, se dit-il, l’amour, la vie, … La guerre des fruits sera bien calme. C’est ainsi qu’au village de Sainte-Verge, ils vécurent pas longtemps mais tous ensemble. Très heureux, ils n’eurent pas trop d’enfants…du moins seulement ceux qui avaient choisi de naître.