Désirs de fictions désirables

Cet article est issu du site la Turbine, avec l’aimable autorisation de l’auteur (Joffrey Lavigne)


Brefs questionnements sur l’injonction à l’utopie

Au moment où le covid-19 contaminait les corps autant que les esprits, les injonctions au “plus jamais ça” trouvèrent une tribune quotidienne dans l’espace médiatique. Si les usines fermaient, les fabriques à récit continuaient à tourner à plein régime pour imaginer le monde d’après. Nos futurs se sont ainsi subitement retrouvés au cœur de discours où la fiction est amenée à jouer un rôle déterminant. Demain, c’est déjà aujourd’hui. Et ces lendemains doivent être positifs. Oui, positifs, car la feuille de route de la fabrique à récits est limpide : nos futurs ont besoin de fictions désirables. La crise sanitaire semble accélérer le déclin de l’attrait pour la dystopie au profit de l’utopie.

Comment expliquer une telle assignation au désirable ? En quoi cette injonction peut-elle être un piège ?

Il s’agit ici de questionner une évidence selon laquelle les fictions positives constituent autant de solutions aux défis de notre temps. Un questionnement essentiel pour la Turbine qui entend inspirer et mettre en mouvement des futurs désirables au travers notamment de récits et expériences artistiques.

Cet article s’appuie fortement sur des échanges menés avec luvan, autrice de science-fiction (Susto, Le chevalier rouge), Daniel Kaplan, fondateur de l’Université de la Pluralité, du cycle de conférences Futurs Pluriels et co-animateur de l’atelier d’écriture Les Imagineur.es et d’Olivier Fournout, auteur (De Candide à Candide) et chercheur en sciences de l’information et de la communication.

crédits illustration : Futurs Pluriels – Alexandra De Assunçao

Raconter et se raconter des histoires : un besoin fondamental ?

Selon Paul Ricoeur, les humains ont progressivement acquis, à travers l’histoire, une “intelligence narrative”. Au contact d’une large diversité de manières de faire récit, nous aurions développé une certaine familiarité avec “les modalités de mise en intrigue”. Aujourd’hui, cette intelligence narrative oriente notre manière de regarder le monde. Autour de nous, tout semble être ou faire récit. Rien n’échappe à cette tendance à lire notre environnement comme le théâtre d’une intrigue sans cesse renouvelée. Une vie humaine est continuellement tissée d’histoires entendues, fantasmées ou contées.

Mettre en récit est un acte familier certes, mais aussi décisif dans les sociétés humaines. Le récit est une configuration d’événements dans une séquence de causalités, plus ou moins longue, qui confère à une situation, un lieu ou une période un nouveau sens. Il s’agit d’ordonner le monde, de lui insuffler une unité qui ne fait pas nécessairement sens en soi. En cela, le récit apparaît à la fois comme une stratégie discursive et un acte éminemment politique. En incluant ou excluant des fragments de la réalité, le récit exerce un pouvoir sur notre perception du réel. Il participe de sa réalisation. En d’autres termes, il performece qui nous entoure.

La fiction, l’une des formes narratives les plus répandues, est un récit censé être à l’écart ou bien à rebours du réel. Le fictif se confond souvent avec le futile, le virtuel, l’abstrait. Bref, ce qui n’est pas sérieux. La fiction met en récit des mondes parallèles, plus ou moins lointains, imaginés et façonnés par des créateurs et créatrices de tout bord, animé.es par cette nécessité d’engendrer des histoires et des mondes. Ce besoin – pour certain.es viscéral – semble gagner une large partie d’entre nous, les non-auteurs.trices.

Au cours du confinement, ce désir de (se) raconter a pris racine et s’est déployé par le biais des nombreux dispositifs d’écriture-lecture qu’offrent les technologies de communication – et en particulier les réseaux sociaux numériques. Évoqué par l’historien Alexis Lévrier dans une interview donnée à l’ADN, ce besoin d’histoires apparaît même comme une caractéristique inédite de nos sociétés en temps de crise. Il semble être devenu un exercice vital – un acte thérapeutique. “J’ai créé un médicament en quarante jours” nous confie luvan qui, affectée par le virus, a puisé au fond de ses mondes imaginaires et réels pour écrire un roman d’une seule traite.

Un nécessaire réenchantement

Il y a, selon luvan, quelque chose qui lie de manière intime, récit et enfermement. Lorsque le monde extérieur cesse subitement d’être accessible, la fiction constitue un puissant remède à “l’empêchement du social”. Elle étend l’espace des possibles et ouvre sur d’autres réalités. Elle connecte et confronte les aspirations de chacun.e. Si le monde matériel semble arrêter sa course, la fiction, elle, doit continuer à exister. Coûte que coûte. En somme, l’imaginaire est une question de survie.

Aussi, véritable antidote à l’inertie du social, la fiction est une mise en mouvement.

Mise en mouvement des idées tout d’abord. L’écriture collective – et individuelle – est affaire de convergence, parfois silencieuse de pensées radicalement alternatives, de représentations, de principes, d’espoirs, de valeurs et d’imaginaires. L’écriture est un processus qui ventriloquise – c’est-à-dire qui fait faire ou fait parler – ces entités abstraites que François Cooren nomme “êtres curieux”. Par la fiction, ces êtres s’expriment et performent dans notre monde social proche et lointain. Ils se réalisent d’une manière ou d’une autre, à un moment ou à un autre, ici ou ailleurs.

La fiction met aussi en mouvement les corps. Elle invite à la création de mondes dans lesquels nos pensées et nos sens se projettent, déambulent et s’éprouvent. Pour celles et ceux qui ne connaissent pas, la fiction corporelle Lou pastoral proposée par Boris Nordmann est une parfaite illustration de ces incarnations fictives et de ces déplacements incarnés.

Enfin, ce mouvement concerne nos sociabilités. Les fictions – comme objets narratifs ou comme processus – sont autant d’espaces de rencontres et de passages. Faire récit est une manière de faire société. La fiction impose une co-présence avec des co-auteurs ou/et des co-personnages humains ou non-humains. Le monde fictif tisse un lien entre les personnes qui le conçoivent. Il consiste en un détour par lequel ces personnes peuvent libérer leur parole et se faire confiance.

Le besoin de fiction désirable ou utopique devient ainsi symptôme d’un besoin de repenser nos manières d’être aux autres ; de profiter d’un espace et d’un temps fictif pour produire du discours ; et d’incarner ces être curieux positifs qui tentent de résister face aux paradigmes anxiogènes et aux imaginaires dominants d’un certain futur. Selon Daniel Kaplan, ce besoin s’explique aussi par la nécessité de passer à l’action : “il y a l’idée que la dystopie empêche l’action, crée de la sidération, du désespoir ou même une satisfaction morbide et vaine. Alors que la fiction positive donnerait de l’espoir et entraînerait de l’action”. différentes”, il se peut que l’un ou l’autre ne fasse pas l’effort de s’adapter aux différents niveaux de connaissances en présence.

Il s’agit ainsi de lire la fiction désirable comme désir de réécrire le monde – à la manière des créations sonores réalisées dans le cadre de l’atelier Les Imagineur.e.s.


Réécrire le monde

Le récit – et en particulier la fiction – consiste en une métamorphose. La fiction est un processus de transformation, un cheminement plus ou moins complexe, plus ou moins accidenté. Faire acte de fiction, c’est ainsi initier et opérer une métamorphose. Ou du moins la faire exister en puissance (selon l’acception aristotélicienne). C’est faire émerger des potentialités qui sont autant de prises sur notre présent et sur notre réel immédiat. En ce sens, l’écriture répond à ce besoin de réécriture et réappropriation de ce qui semble nous échapper. Les temps de crise sont des périodes où l’incertitude et le sentiment d’irréversibilité s’installent en chacun de nous. Les possibles semblent se réduire face à l’urgence immédiate de la situation. François Hartog parle de “présentisme” pour qualifier cette perception du temps, abolie de son passé et de son futur. Or, la fiction consiste à reprendre le pouvoir sur cette amputation. Elle est le lieu d’institutions inédites, de personnages alternatifs, de lieux inimaginables, de rituels et de mœurs a priori impossibles, de modèles différents. En cela, elle est lieu d’encapacitation (ou empowerment pour les anglophones) où l’on réécrit les histoires qui nous plaisent, nous angoissent, nous interpellent. L’on redonne vie à des réalités effacées ou altérées. Écrire est en quelque sorte une des manières de réparer le monde ou préparer les mondes qui viennent.

“J’ai la sensation qu’on est avant un basculement, observe luvan. Que quelque chose d’injuste va se terminer et qu’autre chose va s’ouvrir. J’ai l’intuition d’une envie commune qui tend vers un autre type de narration, à la recherche d’alternatives. Mais je pense que ce qui nous retient de faire des révolutions, c’est l’idée qu’il y a rien d’autre à la place. L’angoisse qu’il n’y ait absolument rien. Du coup, cela fait du bien d’avoir des récits pour calmer ces angoisses”.


Le risque d’une instrumentalisation de la fiction

Difficile alors de faire abstraction d’Aristote et de son principe de catharsis. La fiction – produite ou vécue – est une forme de libération de nos peurs. On y chercherait davantage des solutions ou des prises sur le réel que des frictions ou des questionnements. La fiction aurait pour fonction de tracer des chemins vers le possible, le connu, le désirable. Cette assignation ne pose-t-elle pas alors la délicate question de l’instrumentalisation de la narration ? Et par extension, de l’imposition d’une utopie « normée » de nos futurs (référence ici aux mentions quasi-systématiques aux jardins partagés dès lors qu’il s’agit d’imaginer la ville de demain) ?

Nous questionnons ici le risque que des fictions utopiques, assignées au désirable, conduisent à une pensée fictive hors-sol et, de fait, à l’inertie politique. C’est le piège du consensus tiède qu’il s’agit de déjouer; le piège d’un monde vidé de sa complexité, d’une idéologie inopérante, des craintes exorcisées et mises sous le tapis, du plaisir vain et quelque peu narcissique de faire récit.

« On trouve souvent dans les fictions désirables ce personnage mystérieux qui serait nous et qui, miraculeusement, déciderait tout ensemble, en parfait accord. C’est ça le risque de la fiction assignée au désirable. Est-ce que l’on peut ouvrir les champs de pensée plutôt que de les fermer dans la continuité des prolongements des mécanismes actuels. La continuité amène dans le mur. L’injonction au désirable fait qu’on s’empêche d’aller dans ce qui fait qu’une fiction est intéressante, à savoir le complexe, l’ambigu, le désaccord” explique Daniel Kaplan.

Paradoxalement, alors que l’utopie est censée redonner du pouvoir d’agir commun, l’assignation au désirable risque de figer nos représentations et affaiblir notre capacité à transformer nos modèles. “Si avant de faire une révolution il fallait se demander si on est tous d’accord sur ce que seront nos lendemains, il n’y aurait pas de révolution. Peut-être qu’il y a trop d’espoir sur ce que peuvent produire les narratifs” lâche luvan. Néanmoins, poursuit-elle, “ce que le récit positif apporte, c’est cette envie diffuse qu’il se passe des choses”.

Ce désir de fictions désirables est ainsi certainement le signe d’un désir de changements. Mais au-delà de cette aspiration et des risques de l’injonction au désirable, le véritable enjeu semble être de tisser une relation au futur et muscler notre capacité à s’y projeter, seul ou à plusieurs, et d’interagir avec les projections des autres, même dissonantes. Reste à savoir si ces projections fictives peuvent prétendre être sources de révolutions.


L’auteur

Joffrey Lavigne est doctorant au Muséum National d’Histoire Naturelle (Mnhn) dans le cadre d’une thèse sur le rôle des fictions dans le design de transitions socio-écologiques. Il est également rédacteur pour La Turbine, média en ligne d’inspiration pour penser autrement un futur désirable. Cet article a été publié pour la première sur le site de La Turbine le 16 juillet 2020.

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