Des micro-récits pour imaginer les futurs des territoires

Article publié dans la revue Horizons Publics d’octobre novembre 2021. Par Nicolas Gluzman, fondateur de Futurs proches.

Face aux bouleversements environnementaux, sociaux et démocratiques actuels, il est de plus en plus courant d’entendre que de nouveaux récits collectifs doivent émerger pour remplacer les récits dominants. De nombreuses initiatives invitent à créer de « nouveaux imaginaires », le plus souvent désirables, comme si ces récits étaient la recette magique permettant à la société de s’engager dans une direction souhaitée.

Certains termes retrouvent également les chemins des médias : utopie, futurs souhaitables, imaginaire, monde d’après, etc. À quoi cet engouement fait-il écho ? Comment les collectivités territoriales peuvent-elles tirer le meilleur de ce regain d’intérêt pour l’imaginaire ? Quels écueils éviter pour construire des récits véritablement inspirants, reflets de la complexité de notre monde ?

Imaginez : il est 18h55, Brigitte, Myriam et Louis ainsi qu’une trentaine d’autres d’habitants de l’Eurométropole de Strasbourg patientent dans une salle d’attente Zoom pour participer à un atelier d’imagination et d’écriture collaborative portant sur la ville du futur. La salle s’ouvre, ils sont immédiatement happés par une vidéo de la Terre en train de tourner dans l’espace, sur une musique apaisante appelant à s’immerger en douceur dans la soirée. L’atelier est lancé. La voix d’une ani- matrice les accueille en douceur en attendant les quelques retardataires. Pendant trois heures, ils vont co-imaginer, co-inventer, se projeter dans le futur, confronter leurs visions du monde et finale- ment co-écrire une microfiction d’un avenir désirable. Quelles représentations en ont-ils ? Quels personnages vont-ils inventer ? Comment vont- ils interagir ensemble ? On discute, on converge, on diverge, on écrit, on rature. Le temps file, la fin de l’atelier approche, les participants co-finalisent leur texte. « Ding. » Il est temps de revenir en plénière pour lire les récits de chaque groupe puis de dire au revoir aux compagnons d’écriture d’un soir. Ces textes, produits à plusieurs mains, viendront enrichir une bibliothèque de micro-récits pour des futurs désirables.

Tous les mois, notre collectif organise des ateliers d’imagination et d’écriture collaborative, en présentiel ou en virtuel, ouverts à toutes et à tous, portant sur des thèmes en lien avec les enjeux démocratiques, sociaux et écologiques de notre époque. Celle-ci est fertile en propositions de rupture : décroissance, revenu de transition écologique, bio-régions, compte carbone individuel, semaine de trois ou quatre jours, droit de jouissance (plutôt que de propriété), droits juridiques pour le vivant, vote au jugement majoritaire, ceintures alimentaires, relocalisation des activités économiques, etc. Ces idées, loin d’être des chimères, sont en germe dans nos esprits, elles flottent dans l’air du temps et ne demandent qu’à advenir.

Diverses disciplines œuvrent à imaginer le futur et à parfois le mettre en récit : prospective, design spéculatif, analyses de risques, world building, etc. Le récit fictionnel porte en lui un atout aussi simple que capital : il est accessible au plus grand nombre. Nul besoin de connaissances préalables pour imaginer et écrire des histoires. Nous le faisons depuis l’enfance. Le terme « récit » mérite qu’on s’y attarde, tant il est utilisé aujourd’hui. Certains l’utilisent pour désigner leur aspiration à l’écriture d’une sorte de mythe unique suffisamment rassembleur, un « nouveau récit », qui ferait office de ligne d’horizon pour guider une société vers un nouveau modèle. Ceci n’est pas sans rappeler les récits étiologiques (mythes fondateurs, des origines, de la création, etc.) que les communautés humaines ont toujours fabriqué en conjuguant savamment fiction et éléments authentiques. S’il est destiné à légitimer et à préserver le groupe en le rattachant à un passé porteur de sens, ce grand récit mobilisateur a aussi souvent sous-tendu des volontés politiques de soumission et d’acculturation, voire des idéologies.

C’est pourquoi notre approche fait à l’inverse le pari de cultiver la pluralité et la diversité des récits fictionnels, comme autant d’alternatives et de champs des possibles. Ils répondent au schéma narratif classique : une situation initiale connaît un élément perturbateur, puis diverses péripéties amènent au dénouement et à la situation finale, révélatrice d’une transformation du protagoniste. Leur multitude et diversité nous paraissent plus riches qu’un grand récit prétendument rassembleur

Pourquoi utiliser des récits fictionnels ?

Le récit fictionnel a le net avantage de ne pas entrer directement dans le vif d’un sujet parfois complexe ou polémique. Il permet un pas de côté. En faisant appel à l’émotion, aux images, à l’identification à un personnage, le détour par la fiction a la capacité de rendre saisissable une situation habituellement inaccessible à la raison. Le collectif italien Wu Ming 2 l’explique très bien quand il affirme que « les histoires sont efficaces précisément parce qu’elles ne s’adressent pas à une partie de la raison, mais qu’elles connectent des émotions et des visions du monde, des faits et des sentiments »2. Ainsi, sur un sujet extrêmement complexe, le changement climatique, par exemple, la fiction permet d’en saisir les enjeux et leur dimension systémique dans un processus simple et accessible.

Tout aussi important, le récit fictionnel permet de sonder et de préparer les consciences à un changement. En dessinant les contours de plusieurs possibles, le plus souvent éloignés de la situation actuelle, nous nous entraînons sans risque à d’autres façons de faire société ensemble. Le récit fictionnel est un formidable outil de projection sans danger : imaginer, par exemple, des personnages évoluant dans une France avec une rupture des services publics est plus facile que de le vivre réellement. En y projetant des personnages, on peut l’anticiper, et peut-être agir en conséquence. En cela, le récit peut devenir performatif, c’est-à-dire qu’il peut contribuer à transformer le réel. Contribuer seulement, car bien que nécessaire, il n’est évidemment pas suffisant pour agir sur celui-ci. Il vient en complément d’autres approches et outils de trans- formation sociale.

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Adaptation graphique de cinq récits imaginés pour Genève par Antonio Meza. Le thème de l’atelier était « Et si nous imaginions ensemble, un espace créateur de communs pour un mieux vivre ensemble sur nos territoires ? »

Le récit fictionnel permet d’exprimer et de collecter ce qui flotte dans l’air du temps. Selon Corinne Morel-Darleux, « la fiction est un soft power poli- tique, elle permet de contribuer à une certaine ambiance dans la société, qui la rendra plus ou moins sensible à la mise en place d’actions de résilience, de résistance, de reliance et de renouveau »3. Lorsque le récit est écrit par des citoyens, le processus permet de capter ce qui est en germe dans la société. C’est un moyen, accessible, à moindre coût et qui plus est ludique, d’explorer le « niveau » de réflexion des gens sur une thématique donnée. Il permet d’en déduire le degré de compréhension de certains enjeux et témoigne ainsi de la capacité d’un groupe à aller de l’avant ensemble.

Enfin, le récit fictionnel, surtout proposé sur un mode collaboratif, est un formidable outil créateur de lien social. En participant à des moments de créativité et d’imagination du futur de leur territoire, une relation intangible se crée entre les participants. Difficilement mesurable, cette dimension est fondatrice pour prétendre faire société ensemble.

Ressentir la complexité du monde, préparer les consciences au changement, collecter ce qui flotte dans l’air du temps, créer du lien. Ces quatre raisons, à elles seules, sont suffisantes pour que les collectivités publiques territoriales intègrent le récit dans leurs panoplies d’outils de transformation sociale.

Un jeu de contraintes au service de l’imagination

Aux thématiques définies plus haut, que nous aimons appeler « pensées obliques » – car elles viennent questionner notre réalité et nous permettre de faire un pas de côté – nous ajoutons quatre contraintes narratives. Les récits imaginés doivent s’inscrire dans un territoire local ou régional, intégrer les limites planétaires et être de l’ordre du possible et du plausible. Enfin et surtout, ils doivent être désirables et inspirants.

Pourquoi et comment écrire des récits désirables ?

Il est faux de penser que les dystopies ou futurs sombres ne permettent pas d’engager les gens. La peur peut être un moteur aussi puissant que le désir. Dans nos dispositifs et méthodes d’imagination, nous ne gommons pas la réalité du monde et les bouleversements que nous vivons. Il ne s’agit pas d’imaginer et de créer des futurs lénifiants mais des fictions qui intègrent des « espoirs lucides », pour reprendre le terme d’Arthur Keller4. Il est plus facile d’imaginer des histoires sombres que lumineuses. La littérature en regorge, nos imaginaires actuels aussi : d’un côté, on prévoit un effondrement environnemental apocalyptique et de l’autre un « techno-cocon » déshumanisant, deux visions aussi mortifères l’une que l’autre. Nous nous astreignons donc à imaginer des récits désirables pour qu’eux aussi puissent exister, et peu à peu, étant donné leur nombre et leur médiatisation, imprégner nos imaginaires.

Comment créer des récits désirables sans pour autant qu’ils soient naïfs, simplistes ou irréalistes ? Notre pratique nous a permis d’observer les points communs de récits proposés par nos participants lorsqu’on leur pose cette contrainte. La réponse est étonnement simple : on y trouve ce qui fait la beauté de l’humanité : ses valeurs d’altérité, de fraternité, de sororité, d’entraide, de réciprocité, etc. Le processus mental à l’œuvre est subtil : en imaginant les personnages agissant en cohérence avec ces valeurs, dans le cadre de la thématique de l’atelier, les participants créent nécessairement quelque chose de souhaitable dans lequel ils se projettent. Cette observation est encore plus vraie quand les ateliers portent sur des futurs mettant en scène des effondrements. Dans notre atelier « Comment créer, entretenir ou réparer des liens dans un contexte d’effondrement ? », mené en décembre 2020, les récits écrits mettaient tous en avant des valeurs humanistes.

« Le futur est déjà là, il est juste inégalement réparti »

Nous pourrions ajouter à cette citation de l’écrivain William Gibson que le futur n’est pas uniforme. Il sera différent que l’on soit dans le nord de la France ou au sud, au bord de la mer ou en montagne, en ville ou à la campagne, riche ou pauvre, etc. Les réalités des territoires sont différentes, les futurs le seront. La décroissance cohabitera avec le pro- grès technologique, le revenu universel de base cohabitera avec le salariat, les quotas carbone cohabiteront avec la finance. Le tout est de savoir où ces futurs émergeront et qui détiendra le pou- voir pour faire vivre ou imposer certains futurs.

D’où notre préférence pour créer des milliers de microfictions se situant dans différentes géographies et écrites par des catégories de personnes les plus diverses possibles. Pour nous, les récits n’ont de valeur que par leur multiplicité, leur diversité, leurs contradictions, voire leurs confrontations. C’est cette richesse qui permettrait, éventuellement, de dresser des « nouveaux récits » rassembleurs et mobilisateurs. Le travail d’analyse consistera à identifier les points de convergence et de divergence pour brosser un portrait des imaginaires les plus populaires. Dans cette optique, Futurs proches explore la mise en place d’une méthodologie d’analyse des récits mêlant encodage des textes et outils d’ana- lyse sémantique. Le but ? Répondre à la question suivante : « À quoi rêvent les gens quand on leur demande d’imaginer des futurs désirables ? » En définissant un protocole, chaque nouveau récit pourra ainsi être analysé au regard des précédents et venir confirmer les tendances observées ou les infirmer en créant de nouveaux éléments.

À cette première question s’ajoutera celle, à la dimension plus sociologique : « Qui sont les gens qui produisent ces récits ? » Mixer les publics est nécessaire pour éviter quelques biais et des imaginaires trop homogènes, par exemple, celui du retour à la terre du citadin-écolo. Futurs proches a ainsi développé des partenariats destinés à toucher des publics variés : jeunes, banlieues, migrants, prisonniers, paroissiens, paysans, etc.

Aller au-delà de la micro-fiction littéraire

Pour produire de la fiction, l’écrit est probablement le médium le plus simple et accessible. Ce n’est pourtant pas le seul. En fonction de l’intention portée par les organisateurs, des ressources dispo- nibles et du degré de collaboratif souhaité avec les participants, d’autres approches artistiques sont à explorer.

Citons-en trois que Futurs proches développe et teste actuellement avant de les proposer au public :

la fiction interactive : un jeu mobile « dont vous êtes le héros » dont les actions des personnages mèneront à une transition écologique planifiée, une descente pilotée ou un effondrement ;

la fiction territoriale : la méthode vise à imaginer l’impact d’un monde à + 1,5, + 2, ou + 3 degrés sur un territoire bien défini afin d’explorer des futurs d’adaptation qui soient spécifiques au territoire en question ;

le court-métrage fictionnel : une série d’ateliers et une méthode pour passer d’un récit écrit à un mini-film, scénarisé, filmé et monté par les participants eux-mêmes.

Comme le dit Frank Beau dans le numéro d’Horizons publics consacré aux nouveaux imaginaires de l’action publique territorial5, « la capacité des acteurs publics à entrer dans de nouveaux imaginaires d’une part, et à rebondir de manière alternative d’autre part, constitue un réel défi ». Les approches que nous expérimentons et proposons peuvent être mises au service des collectivités territoriales et de leurs usagers pour incarner la volonté de continuer à faire société ensemble, quels que soient les futurs qui nous attendent.

« Lors des élections municipales de 2020, l’équipe de campagne Bordeaux Respire a imaginé à quoi ressemblerait la ville en 2026. C’était jubilatoire et inspirant car nous n’avions pas d’autres limites que notre imagination ! Les récits nous ont permis de projeter des images concrètes et partageables dont nous reparlons régulièrement maintenant que nous sommes élu·es »,

Eve Demange, conseillère municipale déléguée, ville de Bordeaux.

1. Futurs proches est un collectif qui explore les imaginaires de la transition et de la résilience en invitant citoyens, collectivités et organisations à imaginer et écrire, ensemble, des récits de futurs inspirants et désirables (https://futursproches.com/).

2. Wu Ming 2, « Le Salut d’Eurydice. Le “nouveau monde ”des histoires », New italian epic 2008.

3. Morel-Darleux C., « La fiction comme nourriture à l’action », Socialter mai 2020, hors-série no 8.

4. https://www.ted.com/talks/arthur_keller_designing_lucid_hopes_for_the_future_jan_2019

5. Beau F., « Imaginaire et politiques publiques : l’enjeu d’une nouvelle poétique du futur et du vivant », Horizons publics juill.-août 2020, no 16, p. 28-35.