Bridget Jones : Voyage en décroissance

Récit imaginé par Fleur Bertrand-Montembault, Mathilde Vandaele, Julien Marcinkowksi et facilité par Christine Sausse dans le cadre l’atelier futurs proches réalisé le 14 octobre 2021 en partenariat avec Génération Ecologie)

Thème de l’atelier:  Nous sommes le 3 novembre 2026. Depuis bientôt 5 ans, la France mène une politique décroissante planifiée, volontaire et salutaire. Et si nous imaginons le quotidien de citoyen.ne.s dans ce futur proche ? 


3 novembre 2026

Jour 1 

J’arrive bientôt dans ce pays d’arriéré·e·s qu’est la France ! Iels sont tellement à l’ouest qu’iels n’ont même plus d’avions qui arrivent dans leur pays. Mon vol de New York a dû atterir à Barcelone et je poursuis mon trajet jusqu’à Montpellier en bateau. Moi qui ne savais pas si j’avais le pied marin ou non, j’en ai la confirmation en venant de rendre pour la 3ème fois par dessus bord… Quel cadeau empoisonné mon boss m’a fait :… Me demander de prendre des « vacances » ici pour voir pourquoi nos ventes s’y écroulent !
« Prenez cette box et vos 15 jours de congès en retard, m’avait-il dit. Je ne voudrais pas avoir l’inspection du travail sur le dos pour tout ce que vous travaillez pour moi. C’est un séjour en France, je crois savoir que vous y avez de la famille. Et profitez-en pour trouver comment reconquérir ce marché sinon pas la peine de revenir… »
Après tout ce que j’ai fait pour cette boîte, je ne comprends pas ! Mais bon, vendre des fleurs en plastique n’a jamais été bien compliqué pour moi. C’est un défi que je relèverai sans souci, comme tous les autres.

Jour 2

Mon Dieu ! C’est pire que je le pensais ! Je me demandais d’où venait ce bruit depuis ma cabine mais nous sommes enfin arrivé.e.s et cette cacophonie vient du port totalement bondé. Il s’y tient une sorte de marché où les gens chantent, jouent de la musique et dansent en même temps, tandis que d’autres boivent en terrasses ou jouent à des jeux étranges. J’avoue que je n’ai pas tout compris, malgé les explications de Camille qui m’attendait tranquillement sur le quai avec le sourire. Comme elle a grandi depuis 5 ans, c’est à peine si j’ai réussi à reconnaître ma nièce. Heureusement qu’il y avait un peu de calme chez elle. Enfin, c’est parce que tout le monde était au jardin partagé, parce que ça n’a pas été la même au repas du soir. Dès 18h, une dizaine de personnes sont entrées préparer un repas collectif, dans un grand vacarme. Un vieux monsieur m’a tendu deux couteaux et je me suis retrouvé à éplucher et couper des légumes dont je n’avais jamais entendu le nom : blettes, panais, cerfeuil et je ne sais plus quoi encore ! Quel bazar au milieu de toutes ces conversations ! 

Jour 3

Je n’ai plus d’affaires propres. Il a fallu que je me rende à la buanderie collective qui se situe au rez-de chaussée. Comme tout va de travers depuis que je suis ici, la machine est en panne. On m’explique que ce n’est pas grave (rien n’est grave ici de toute facon ! ). Le gouvernement a édicté une loi qui oblige les entreprises à fournir une garantie pièces et main d’oeuvre de 15 ans pour tout produit, ce qui les pousse à fournir des machines de meilleure qualité et facilement réparable par les utilisateur.trice.s eux et elles-mêmes. On m’invite à y participer, finalement c’est plutôt amusant, mais je ne sers pas à grand-chose. Je me pose une question néanmoins, ces gens-là ne travaillent-ils donc jamais ? 

Jour 5

J’ai la réponse à ma question, il suffisait de demander ! Très progressivement, les décroissant.e.s au pouvoir ont cherché à réduire le temps de travail, « pour ne plus perdre sa vie à la gagner » une voisine m’a-t-elle bizarrement dit. Iels sont d’abord passé.e.s à une semaine de 4 jours (soit 30 heures de travail par semaine, je ne suis même pas sûre que mon boss soit capable de me croire si je lui raconte ça en revenant) puis à 20 heures par semaine. Beaucoup de tâches difficiles sont assumées collectivement, c’est complexe à saisir.

Jour 6 

Toujours pas d’élevage de lama et d’habitants en peaux de mouton à l’horizon. Mes amies de New York n’en savaient manifestement pas plus que moi sur la situation dans les pays en voie de dé-développement, quand elles m’ont raconté ces histoires d’horreur. Quand je pense que je n’en ai pas dormi pendant 3 jours…

Jour 10 

Je ne prends plus vraiment le temps d’écrire tellement je passe mes journées dehors. Je crois que Camille veut me montrer le maximum de choses possibles avant que je reparte, je n’ai jamais vu une adolescente aussi impliquée et passionnée. Aujourd’hui nous sommes allées dans une coopérative alimentaire autonome, qui appartient à la ceinture vivrière autour de Montpellier et qui nourrit les habitant.e.s de la ville. Là non plus, pas question d’être en retrait. Régulièrement, Camille et ses ami.e.s viennent donner un coup de main aux paysans et paysannes. Qu’est-ce qu’il y a comme femmes dans ce milieu, je ne pensais pas ça possible, je croyais ça bien trop « physique » ! Toutes les familles monpelliéraines font ça. Camille a essayé plusieurs fois de me faire prononcer le mot en français, hier, à la soirée contes du quartier, ça a fait rire tout le monde.

Jour 12

J’ai cherché le mot pour traduire « décroissance » en anglais, au cas où, c’est degrowth. J’ai comme l’impression que ça pourrait s’exporter mieux que les fleurs en plastique…

Jour 14

C’est la fin de ce périple, qui n’était pas vraiment celui de l’âge de pierre attendu… Je ne sais pas ce que je vais pouvoir raconter à New York, toutes ces visions, ces partages, ces manières d’être en relation me paraissent si difficilement intégrable dans la culture de la « modernité » étasunienne. Le cadeau empoisonné de mon patron n’a fait que confirmer ce que Camille s’est entêtée à me partager. Ces gens n’ont plus aucune envie de participer au marché économique international, ni d’attraits financiers pour nous. Iels demeurent imperméables et souriants face à mes powerpoints et sondages de consommation. Je commence à me demander s’iels en ont besoin…
Camille m’a regardée couper les fleurs du jardin communautaire avec un léger sourire en coin. C’est vrai que l’ironie de la situation était palpable. Surtout que je me suis ridiculisée pour rien, les fleurs fanent déjà, avec l’air conditionné de l’avion qui me ramène à New York depuis Barcelone. Une belle allégorie de la vie, pour une femme carriériste de 35 ans à l’aube de sa propre fanaison…

Jour 16 

Je suis rentrée. Mon immense appartement me semble vide et froid.
Camille a eu la malice de cacher une courte lettre dans mon sac, qui exprime mieux que je ne le pourrai jamais ce que cette expérience de décroissance peut nous apprendre à tou.te.s:    « Hello Miss America, Merci d’avoir fait ce long trajet pour découvrir une autre trajectoire de monde, décroissante celle-ci (même si la prochaine fois, il faudra venir en voilier!) . Je t’ai vu couper les coquelicots avant de partir. Je suis heureuse que tu aies trouvé de la beauté dans ce monde, si divers et vivant, où les choses s’ordonnent par des lois qui ne sont pas celles du contrôle et de la domestication. Tu le découvriras avant d’attérir à New York, comme les fleurs, la vie n’a de sens qu’au travers nos ancrages et nos interdépendances avec les flux du vivant. Et elle est courte. Et fragile, complexe et inextricable dans toutes ces formes. Je ne pense pas que l’on puisse se contenter de la couper quelque part pour la reproduire ailleurs. Tu devrais avoir plus de chances en semant les graines de fleurs que je te joins dans l’enveloppe. Elles pousseront là ou tu leur donneras du sens. « 

Jour 27

Les fleurs coupées sont séchées dans le carnet, comme un souvenir. Les fleurs vivantes, elles, sont sur le point de germer.