Aux vieilles gargouilles

Récit imaginé par Marion Bernard, Constance Sigel, Anabel Roux, Ivan Mationni, Nicolas Gluzman et facilité par Luisa Lacaille, lors de la soirée futurs proches consacrée à la ville de Lyon le 7 mai 2020.


Janvier 2070, à l’EHPAD « Les Vieilles Gargouilles », Ryan, 94 ans et Garance, 87 ans, swipent et commentent les photos stockées sur leurs vieux smartphones datant des années 20.  

Garance affiche une photo numérisée indiquant l’année 1990: « Tu as vu cette petite jeune fille que j’étais alors, je me rappelle c’était à la Vogue aux Marrons, j’avais 7 ans et c’est la première fois que je montais sur la grande chenille ! A l’époque à la Croix-Rousse on croisait des gens de toutes classes sociales, c’était un temps où l’on était fiers d’être croix-roussiens en mémoire de ces canuts qui en avaient fait la notoriété en s’étant révoltés. Au fur et à mesure des années qui ont suivi je crois que les gens se sont mis à oublier l’âme de ce quartier … » 

Ryan à son tour lui montre une photo de la même année : « Hé regarde ce beau gosse, sur mon premier scooter que je venais d’avoir en cadeau de mes 14 ans ! Et ces magnifiques immeubles neufs de 15 étages derrière La Duchère, classe comme nom pas vrai ? On en était fier nous aussi à cette époque. On venait d’y emménager avec ma famille, ça nous changeait du truc insalubre où on se trouvait avant. C’était le grand luxe pour nous ces apparts neufs, ces commerces et les écoles autour … Mais on a vite déchanté. »

Ryan: « Tu vois là, en 2020, j’ai 44 ans. On a pris cette photo pour les 70 ans de ma mère avec toute la famille. Ma mère voulait pas partir de là, elle y avait passé une trop grande partie de sa vie … Mais franchement c’était devenu moche, des cages à lapins complètement délabrées. A chaque fois que tu entendais le nom de La Duchère à la télé c’était pour parler de jeunes qui dealaient, de vols ou d’agressions… C’était vraiment pas une époque terrible, on pouvait vraiment pas s’attendre au revirement qui allait de passer 22 ans après. »

  

Garance : « Je vois ce que tu veux dire dans ces années-là c’était devenu triste aussi chez moi, mais chez moi c’était une transformation presque dans un style à peu près à l’inverse. La Croix-Rousse, c’était devenu le quartier des épiceries bio en vrac et des appartements à 10 000 € du m² que seuls les parisiens en quête de province pouvaient se payer. Fini le mélange … bonjour boboland pour les riches ! »

Ryan lance une vidéo sur laquelle on voit la ville de Lyon vue du ciel, manifestement filmée par un drone. Pas un bruit, la ville est déserte … c’était en mars 2020 lors du confinement du COVID19.

Garance « Et dire qu’on pensait que c’était la fin du monde ce confinement de 2 mois … alors que c’était plutôt cool en y repensant, entre chômage partiel et matage de vidéos à gogo ! Tous les bobos écolos qu’on était ne parlaient que du « monde d’après » … et pendant ce temps les inégalités continuaient à se creuser. »

Ryan : « M’en parle pas. Ca me foutait grave les boules, j’étais retourné vivre à La Duchère pas loin de ma mère qui avait des problèmes de santé. C’était super chaud de s’en sortir … entre embrouilles familiales et galères de thunes. Rien ne changeait vu de notre fenêtre, tout empirait. Mais du coup comme on est tombé au plus bas ça nous a permis de rebondir quand le COVID 42 a débarqué et qu’on s’est retrouvé confiné par quartier pendant 10 ans. Les choses ont réellement changé à partir de là, on était vraiment trop en galère pour pas commencer à s’entraider. La cité est redevenue cette communauté qu’on nous promettait à ses débuts, on s’est mis à créer des réseaux, à inventer de nouvelles façons de faire pour être autonomes et solidaires. »

Garance : « Alors que pendant ce temps-là à la Croix-Rousse, les gens avaient pensé que l’argent les protègerait, que la crise c’était que pour les pauvres des cités, pas pour eux. Quand le COVID42 est arrivé notre âme de gentils bobos qui avaient supplanté celles des Canuts révoltés s’était déjà transformée depuis longtemps en un culte de l’individualisme. Il restait des gens comme moi, des natifs du quartier pas forcément riches mais qui avions la chance d’être proprio d’un appartement. Mais le reste de la population c’étaient des couples ou des familles aisées qui vivaient dans des résidences de luxe, ne sortant quasiment jamais de chez eux, se faisant livrer tous leur repas à domicile. Les gens ne se parlaient plus. Moi il me restait que mon appart et un compte en banque vide, mais je n’avais personne à qui en parler autour de moi. Mes potes avaient tous déménagé dans le 7ieme depuis un bail et je me retrouvais seule comme une conne dans ce quartier de merde. C’est là que j’ai entendu parler de la mutation qui était en train de s’opérer à la Duchère et des teufs de malades que vous organisiez tous les soirs à 20h. »

Ryan : « C’était vraiment dément cette ambiance et la vie qui s’en dégageait. Mais comme on voyait que chez vous c’était la grosse galère, on a commencé à réfléchir à une façon de créer des ponts entre nos quartiers après le confinement. Pour que personne n’ait plus à subir cet isolement qui a foutu en l’air pas mal de personne.

Ryan : « Regarde, j’ai retrouvé cette photo de nous deux avec nos petits-enfants quand on s’est rencontré pour la première fois au lancement de la Grande Traboule Party. On était déjà plus tout jeune, moi 76 ans et toi 69 ans. »

Garance : « Tu m’étonnes, en plus ce confinement m’avait vieilli de 10 ans de plus. Mais ce grand mouvement que vous avez lancé dès le déconfinement pour rapprocher nos quartiers m’a filé un tel coup de fouet. Un véritable élixir de jeunesse de voir pendant un mois se tisser des liens entre ces populations si différentes, échanger leurs biens, leurs vies, partager et finalement se rapprocher jusqu’à en devenir comme des frères et sœurs. Qui aurait pensé que nos petits-enfants puissent être si proches aujourd’hui ?»

Photo by Steve Leisher on Unsplash

En 2120, L’EHPAD « Les Vieilles Gargouilles » fut détruit pour laisser place aux Prairies de l’Un, écosite symbolisant le renouveau d’une utopie qu’on avait cru enterrée, celle d’une ville où tou.te.s les vivant.e.s co-existaient dans la paix et l’harmonie. S’y perpétue aujourd’hui encore la mémoire des Ryan et Garance et de toutes celles et ceux qui ont su au moment le plus sombre de l’histoire de la ville tendre la main à « celles et ceux de l’autre côté » pour faire naître une Lyon réconciliée. 

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