Aire 21

Récit imaginé par Elen Dubos, Hélène Decaudin, Isabelle van Waesberghe, Mathilde, facilité par Carole Molères dans le cadre de l’atelier futurs proches réalisé le 24 novembre 2022.

Thème de l’atelier : « Et si la décroissance était notre quotidien ? Nous sommes en 2039. La mobilité est fortement contrainte. Dans ce contexte…. »


Comme j’attendais ce voyage, prévu depuis plusieurs mois, pour retrouver mes cousins ! Ceux que je n’avais pas vus depuis quelques années maintenant… Les cousinades étaient prévues sur un mois, le temps d’arriver et de se voir.J’ai donc pris la route avec mon fils, alors âgé de 3 ans, lui aussi très content de partir à l’aventure et de quitter notre hameau et nos amis.Dans l’effervescence du départ, j’avais pris le minimum : de bonnes chaussures, un peu de linge et une couverture, une petite tente, quelques vivres et de l’eau en quantité, vu que nous sommes partis un 14 mai et que nous avions environ 350 kilomètres à faire. J’avais installé le petit et les affaires dans une petite charrette à bras qui restait légère à tirer. Partir à pied, je ne l’avais pas fait depuis la naissance de Kévin, et cela m’angoissait un peu.Un matin donc, nous sommes partis à deux avec la joie de découvrir le vaste monde.La première journée fut harassante, mais nous avons pu trouver de l’ombre pour nous reposer l’après-midi, et un endroit tranquille pour dormir le soir, à la belle étoile.Le lendemain matin, nous sommes repartis frais comme des gardons, toujours emballés par l’exploration de la nature que nous traversions, suivant ma carte et ma boussole ; j’avais préparé un trajet en quasi ligne droite, le plus court possible, vers le lieu de la cousinade. Il faisait un peu moins chaud et nous avons pu avancer d’une bonne quarantaine de kilomètres dans la journée. Mais le soir venu, je m’aperçus que les ressources en eau se réduisaient : il me faudrait trouver un hameau dans la journée pour recharger mes gourdes.Je remarquais que, depuis qu’il n’y avait plus de voiture en circulation, les routes étaient devenues impraticables car envahies par la végétation, et le bitume se soulevait tellement qu’il devenait plus difficile de marcher dessus que sur des chemins de terre. 

Ce 16 mai, nous avancions plus lentement car la chaleur du soleil devenait suffocante, accentuée par un petit vent sec. J’aurais aimé trouver un lieu pour nous reposer, quitte à avancer moins vite sur le parcours. Kévin commençait à se lasser d’être dans la charrette, alors nous marchions ensemble parfois, ce qui ralentissait notre progression. Il voulait souvent s’arrêter à la vue d’une fleur, d’un animal, discuter avec des personnes que nous croisions ; heureusement, elles s’attardaient souvent peu vu le temps pesant.Midi arrivant, la chaleur étant trop écrasante, je pris la décision de nous arrêter, dans l’idée de marcher plus longtemps le soir, à la fraîche. Je donnai les dernières gouttes d’eau à Kévin, qui avait soif et en pleurait.Changeant alors mes plans de la journée, je décidai de rejoindre une ancienne autoroute proche de là, d’après ma carte des années 2020, en me disant que j’y trouverais peut-être plus facilement des gens, des villages, une ferme.Nous repartîmes vers 16h environ. Je n’avais pas anticipé que, le bitume renvoyant la chaleur, la marche y devenait bien plus pénible que sur les chemins. Je m’obstinai néanmoins.Au loin, je découvris une ancienne aire d’autoroute, qui semblait active ou habitée.J’approchai et découvris avec délivrance que c’était une étape pour voyageurs : enfin de l’eau à boire, voire-même un repas et un peu de chaleur, humaine cette fois ! J’en courais presque, accrochée à ma charrette.

Nous avons été accueillis chaleureusement par une famille sur l’ Aire 21, transformation d’un pauvre bâtiment de restauration rapide d’autoroute en divers espaces accolés à un petit maraîchage, au pied d’une rivière détournée, au milieu de nulle part. Quelle chance de l’avoir trouvé ! D’autres voyageurs étaient là aussi, arrivés du jour ou de la veille, qui s’affairaient.Après avoir bu un peu d’eau offerte par nos hôtes d’un soir (eux aussi semblaient en manquer), nous prîmes le temps de nous présenter, puis de voir ce que je pourrais apporter à leur fonctionnement, en échange du gîte du soir, de l’eau, et du couvert. Kévin avait trouvé une petite copine, et quant à moi je découvris la grange, le dortoir, la salle à manger, aménagés avec soin, comme familiers : tout s’augurait bien….

J’éprouvai rapidement un attachement à ce lieu : sa façon de fonctionner, sa réponse aux besoins humains et environnementaux, son essentialisme, en quelque sorte, et surtout, son ambition. Je me rendis compte cependant assez rapidement qu’un élément fondamental au bon fonctionnement de l’Aire 21 posait problème. La qualité de l’eau semblait se dégrader depuis quelques jours, au point de devenir inutilisable pour toute utilisation autre que le nettoyage des surfaces ou l’arrosage des plantations. S’il n’y avait que nous, Kevin et moi, nous serions repartis aussitôt vers la prochaine aire de ressourcement. Si nous n’avions pour seule optique que de survivre, individuellement… sauf que depuis ces dernières années, nous savions bien que les problèmes des autres seraient potentiellement les nôtres demain, ou avaient été les nôtres hier. J’observais par ailleurs que mon Kevin partageait un réel plaisir à vivre dans cet espace particulièrement bien pensé, équilibré entre ambition collective et plaisir partagé. 

Ce problème de manque d’eau m’avait mis un coup au moral. Et la tentation de céder à la panique avait d’abord envahi la communauté : avec cette chaleur, c’était impensable de ne pas boire ! De mon côté, j’avais tellement peur pour Kévin. A son âge, le risque de déshydratation est trop important. Il me fallait de l’eau. Je ne savais pas comment agir et j’étais un peu perdue. Comme beaucoup d’autres à vrai dire. J’aurais été chez moi, j’aurais fait appel à notre gouvernance de quartier, pour qu’elle organise la recherche de solutions. Mais là, je ne savais pas comment agir, il n’y avait pas de leader, pas de gouvernance claire. 

A posteriori, je me dis que je m’en faisais un peu pour rien… Il faut toujours faire confiance au groupe ! Dans les moments difficiles, j’oubliais trop souvent ce précepte de base.Très rapidement, j’ai été invitée à participer à un cercle. « C’est quoi un cercle, à quoi ça sert ? » pensais-je. Je n’en avais aucune idée. Mais je n’avais pas le choix que de suivre. J’ai laissé Kévin avec sa petite copine et je me suis intégrée au cercle, curieuse. Au fond de moi, je pensais que tout ça était une perte de temps… Au final, je ne l’ai pas regretté. Quelle expérience ! Joséphine, une jeune femme, belle, calme, et déterminée, s’est imposée en facilitatrice, et a demandé s’il y avait dans le cercle des personnes qui avaient une proposition pour agir. Jean, un homme d’un certain âge, que je n’avais pas encore rencontré, a très vite pris la parole et a proposé de faire 2 groupes parmi les volontaires autour du cercle : un groupe remonterait la rivière jusqu’à la source pour trouver l’origine du problème et le résoudre de façon pérenne ; un autre irait en quête d’une autre façon d’obtenir de l’eau. Rapidement, deux cohortes d’explorateurs s’organisèrent donc selon deux temporalités différentes : l’une, à court terme, chercherait comment bénéficier d’eau saine sous 48 heures / l’autre, à moyen – long terme, chercherait à comprendre d’où venait la dégradation de la qualité de l’eau.

Joséphine demanda au cercle s’il y avait des bonifications ou des objections. J’ai proposé ma boussole pour partir en exploration et une autre personne a soumis l’idée de prendre des contenants solides pour rapporter l’eau. Il n’y a pas eu d’objections, et les groupes se sont organisés d’eux-mêmes. J’étais sidérée par cette efficacité : en si peu de temps, l’organisation était claire et chacun s’était mis à la tâche. Et j’ai suivi ! En 24h, nous avions trouvé de l’eau, et 3 jours après, le problème était résolu définitivement !

J’eus alors besoin de faire le point. C’est un des réflexes qui me restaient de ma vie d’avant, quand j’étais chargée de projet dans une multinationale. J’ai beaucoup appris sur l’Aire 21. Il ne payait pas de mine, ce parking, quand j’ai débarqué. Et pourtant, je repartis avec une belle histoire à raconter à  mes cousins. Mais pas seulement. Au hameau on avait pas mal de peine à résoudre les problèmes collectivement. Dès qu’il fallait prendre des décisions, chacun.x.e avait tendance à sauter à pied joint dans le rôle que la société lui attribuait avant « La Nouvelle Mobilité », l’ère historique qui avait commencé il y avait maintenant 4 ans. Les hommes prenaient beaucoup de place, les femmes se faisaient plus petites. Je me réjouissais de pouvoir leur raconter qu’il y avait d’autres manières de faire. Remplacer pyramide par cercle. Pas si compliqué non? En plus de repartir avec des nouveaux outils – « auto-gestion », iels appelaient ça sur l’Aire 21 – j’ai pris un temps long pour m’atteler à une tâche collective, alors que j’avais un but très précis en tête au départ : arriver à temps. Mais cette notion n’avait plus guère de sens à présent, j’en étais maintenant convaincue. Non seulement elle n’était pas réaliste, car il était impossible de prédire si l’on aurait assez d’énergie pour continuer, si les cloques qui se formaient sous nos pieds éclateraient ou non. Mais elle n’était pas non plus souhaitable, car elle nous maintenait dans un rapport où l’objectif souhaité était si strictement délimité, qu’il ne permettait aucune ouverture. Bon, heureusement que mes cousins avaient prévu le coup et que les cousinades duraient un mois, pour s’assurer que chacun.e.x finisse par arriver. On commençait gentiment à comprendre que le rapport au temps avait changé, simplement parce qu’on ne se déplaçait plus de la même manière.