La clé de 12

Récit imaginé par Barbara LEMONNIER, Charlotte MUCKENSTURM, Hélène MERLIN, Ariel WASERHOLE et Laurent MUGHERLI et facilité par Aloïs Le NOAN dans le cadre de l’atelier futurs proches réalisé le 30/04/2022, en partenariat avec The Shifters.

Thème de l’atelier :  Et si demain, nous imaginions une France bas carbone ?  


Les chevaux galopent, le paysage défile. La famille quitte la ville. La récolte a été bonne cette année. La cargaison est pleine : ignames, sarrasin, orge, miel…

Joanne vit comme toutes les familles françaises avec sa famille élargie : ses parents, ses grands-parents et son grand frère. Et comme toutes les familles françaises en 2050, la famille de Joanne produit de la nourriture, pour elle et pour d’autres dans un jardin partagé. Le pays compte des habitants du monde entier, réfugiés climatiques. Alors on s’est adapté, on récolte de nouveaux légumes, on cuisine de nouvelles recettes. 

Aujourd’hui est un grand jour. Le centre d’approvisionnement sera inauguré. De nombreuses familles françaises s’y retrouveront pour échanger leurs produits. Il faut y arriver avant le coucher du soleil

La famille de Joanne part en direction du centre d’approvisionnement, avec sa carriole et ses deux amies juments. Ils quittent la ville. Elle est belle cette ville, et douce et accueillante.

Les voitures ont disparu. Les parkings dans les rues ont été transformés en 2035 en haies d’arbres fruitiers. Beaucoup de familles transforment la nourriture produite et vendent dans la rue des plats, sauces, confitures, conserves. Mais tout n’est pas accessible et c’est pour cette raison que le centre d’approvisionnement est attendu depuis longtemps. Un centre plus proche de chez eux que l’était l’ancien.

Joanne aime passer ce temps de voyage rare en regardant les paysages défiler.

« – Regarde Maman ! Une carriole arrêtée sur le bord de la route.
– Oui Joanne, ils semblent avoir un problème, nous allons nous arrêter pour leur proposer notre aide. »

Ils sont maintenant assez proches pour voir un groupe s’affairer à côté d’une carriole qui a basculé dans le fossé. Quelques instants après, ils s’arrêtent au niveau de l’attelage… pour constater que la traction est réalisée au moyen de six vélos flambant neufs.

« Oh non, pas la famille Vélo » grommèle le père de Joanne aussitôt interrompu par sa fille : « Chouette, c’est Daniel! »

Les deux familles se toisent avec aménité, bien obligées de se parler maintenant…Juliette, la mère de Joanne se lance:
« Bonjour les cyclos, rapides ces beaux vélos, mais résultats on va trop vite et la carriole se retrouve dans le fossé, hein ?
– Oui ça ne risque pas d’arriver avec des chevaux, surtout si on les mange… » rétorque Papi Vélo
« – Déjà que cette rumeur vient de vous,. Vous feriez mieux de ne pas la ramener, surtout avec une carriole dans le fossé, une roue cassée et une cargaison renversée !!
– Quoi j’ai bien entendu ?!! »

Fatiguée des discussions des adultes, Joanne rejoint Daniel pour jouer à monter et descendre la pente du fossé à l’ombre de la carriole accidentée.

« – Dit Joanne, pourquoi vous mangez vos chevaux ?
– Mais on les mange pas, comment on se déplacerait ensuite ?
– Ah oui, pas faux.
– Et puis, on les aime nos animaux.
– Si tu aimes les animaux, c’est toi le chat !
– Haha… ».

Pendant ce temps, les adultes en sont venus aux noms d’oiseaux et Papi Vélo déclare fièrement :
« – De toute façon, pas besoin de votre aide, je suis bien outillé, j’ai ma clé de 12 pour réparer notre cyclotruck !!!
– Tant mieux mon vieux, vous aider nous aurait mis en retard pour l’inauguration !!! »

Excédée, Juliette claque de la langue et les chevaux repartent. Papi Vélo est déjà retourné et s’occupe de sa roue. La carriole à cheval s’éloigne du cyclotruck. À bord, la mère Juliette, prend ses passagers à témoin :
« Mais vous avez vu comment il m’a parlé le papi ? Comment il a osé sous-entendre que nous maltraitons nos chevaux ! Les végans n’arrêtent pas de lancer les rumeurs les plus insensées. On mangerait les poulains, on ferait du boudin avec les règles de nos juments. On tuerait nos bêtes à la tâche et on en ferait du saucisson à la moindre baisse de rendement. N’importe quoi ! Tu vois Joanne, on est gentil, on propose notre aide et… JOANNE ? »

La mère est saisie d’effroi, sa petite Joanne n’est plus dans son siège sécurisé. Dans la précipitation, ils ne se sont pas rendu compte qu’elle n’était pas remontée dans la nacelle. La carriole fait demi-tour :
« Arg, …. On avait vraiment besoin de ça. On va vraiment être en retard. »

La carriole à cheval s’arrête à hauteur du cyclotruck. Les juments soufflent, inquiètes, en regardant la cargaison renversée dans le fossé. Papi Vélo tire la gueule. Tout le monde s’acharne à remettre la remorque du cyclotruck sur ses 8 roues au milieu de la route mais la solidité des matériaux durables le rende lourd à redresser pour les 6 paires de bras humains disponibles. Juliette, la mère de Joanne, lui jette un regard insistant pour qu’elle remonte dans la carriole. Joanne n’a pas du tout envie de laisser la famille Vélo en plan, mais l’heure tourne et le centre d’approvisionnement sera vide s’ils tardent trop. La famille Cheval a déjà perdu du temps. Joanne capitule et monte à l’arrière de la carriole sous le regard compatissant de sa mère. Juliette manœuvre les juments pour faire demi-tour. La famille Vélo est bien embêtée et n’ose rien dire tant que Papi Vélo ne pipe mot. Daniel secoue la manche de son ronchon de papi, le regard implorant, le suppliant de mettre son orgueil de côté. Joanne se redresse et fait un clin d’œil à Daniel désarmé. Juchée sur la carriole, elle ose prendre la parole haut et fort :

« Papi Vélo, toi qui est plein de bon sens paysan, ne crois-tu pas que nos juments pourraient vous aider à tracter votre cyclotruck pour le remettre sur ses roues ? ». Elle se tourne ensuite vers ses parents :
« Maman, papa, on désatelle les juments pour les atteler au cyclotruck, en 2 secondes c’est plié, et comme ça on pourra tous arriver à l’heure à l’inauguration ? Et tout le monde sera content ?” Juliette sourit à sa fille, fière de voir que la génération de sa fille est bien plus résiliente et cohérente que celle de ses parents.
Elle est évidemment d’accord.

Tous les regards se tournent vers Papi Vélo qui ne moufte pas un mot, mais qui, d’un haussement d’épaules, accepte l’aide proposée et, par là-même, autorise toute la famille Vélo à mettre fin, enfin, à une guerre clanique qui durait bêtement depuis des lustres… À la seconde même où Papi Vélo revient à la raison, tout le monde s’active. La Famille Cheval détache les sangles de cuir de la carriole et recule la carriole de quelques mètres en veillant à ne pas renverser sa propre cargaison.

L’oncle et la tante Vélo récupèrent les longues sangles de cuir des harnais des juments pour les fixer au cyclotruck avec l’aide de Joanne et Daniel. En deux claquements de langue, Juliette fait avancer ses juments. Les sangles se tendent sous le poids du cyclotruck. Les juments redoublent d’effort, leurs muscles se tendent, leurs sabots glissent un peu sur la route, tandis que les deux familles Vélo et Cheval réunies, poussent la remorque du cyclotruck pour soulager l’effort des deux juments. Au prix d’un long effort, le cyclotcuck se retrouve enfin sur ses roues au milieu de la route. Pure liesse au sein des deux familles. Juliette félicite chaleureusement ses juments et Papi Vélo, sage et content, s’approche avec un seau rempli d’eau pour les deux juments méritantes. Juliette remercie le Papi Vélo.

Pendant ce temps, Daniel et Joanne, complices et hilares, détachent les sangles de cuir du cyclotruck et les adultes s’affairent à recharger la remorque de toute la cargaison éparpillée dans le fossé… Il faut maintenant repartir pour arriver à temps au centre d’approvisionnement pour troquer les ressources entre les familles du canton.

Il reste encore 15 km à faire… sur cette partie la route est bien entretenue et surtout ombragée grâce aux opérations de reboisement qui avait été décidées en 2025.

Déjà, la structure tout en bois peint apparaît comme un totem, ce lieu où troquer les savoirs-faires, les histoires et la nourriture. Mais il se fait déjà tard. Papi Vélo redouble d’effort pour donner un peu de vitesse au cyclotruck et les chevaux comprennent l’importance de monter l’allure.

L’arrivée, enfin, alors que d’autres visiteurs sont sur le départ. 2 places côte à côte et ombragées se libèrent. Papi Vélo et Juliette organisent les déchargements de leur véhicules respectifs et l’installation dans le centre d’approvisionnement. Comme le cyclotruck a été rapidement vidé, l’équipe de Papi Vélo vient aider Juliette et sa famille sans rien dire, d’un naturel évident …. Papi vélo, qui s’était assis pour se reposer, regarde cette scène et décroche enfin un sourire.

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