24 Avr Panne en campagne
Récit imaginé par Caroline Thieffry , So Va, Jean Paul Treton, Jérôme Duval Weigel et facilité par Cyril Hijar dans le cadre de l’atelier futurs proches réalisé le 24 avril 2023
Thème de l’atelier : « 2033 : Et si les entreprises abandonnaient la recherche de profit ? »
Echirolles – Campus Jancovici – Le soleil de plomb m’écrase encore une fois lorsque je sors de l’amphi, ce cours sur la résilience collective était pas mal mais j’ai hâte de construire enfin l’engin sur lequel je travaille depuis 1 an, la low-tech, c’est vraiment mon truc. 11 novembre 2033, 45°C, 17% d’humidité s’affiche sur l’écran de contrôle climatique installé l’an dernier. On n’a pas le cul sorti des ronces comme dit maman. J’avoue que c’est pas évident en ce moment, elle bosse tout le temps, elle est à fleur de peau, j’en peux plus. Papa c’est pas mieux, il n’en a que pour son atelier de rétrofit… Quand est-ce qu’il va lâcher un peu le job ; Alexandra et moi, on s’entend bien mais là, ils en font trop tous les deux ; on parlait de décroissance en début d’année, bonjour la décroissance ! ils bossent 2 fois plus qu’après la crise de 27. Franchement, si je vis, c’est pas pour me crever au boulot. J’aimerais tellement avoir du temps.
Et puis je reçois un coup de fil de maman. Ce qui n’était jamais arrivé depuis que je suis au Campus. Et puis de toute façon, si cela était arrivé, je n’aurais jamais décroché… Donc je ne décroche pas. Elle insiste et m’envoie un SMS. Enervé parce que maman me dérange, je finis pas lire sons SMS : « STP, appelle-moi ! »
J’appelle et maman m’annonce qu’elle vient d’avoir un accident dans son exploitation maraîchère. Elle est en souffrance et me demande de rentrer. Elle est seule sur son exploitation et mon père est en déplacement. La nuit va tomber…
Comment faire ? Pas de voiture… J’en parle à Alexandra qui vient d’avoir son permis mais de toute façon elle n’a pas de voiture. Je décide donc de partir du campus en vélo.
Je dis rapidement au revoir à mes potes et enfourche mon vélo. Je comprends que la situation est grave. Et pourtant une super soirée s’annonçait. On est jeudi soir et Alexandra voulait fêter son permis !
J’arrive 1h30 plus tard. Il fait presque nuit ! Je fais le tour de la maison. Maman n’est pas là. Puis le tour de l’exploitation. J’appelle ma mère. Pas de réponse. Une 2ème fois. J’entends « je suis là ». Je découvre ma mère allongée dans un champ, seule, désemparée, et souffrante. Au début je suis penaud. J’essaye de la relever. Je m’y prends comme un manche. Et c’est lourd un corps de femme !
Elle me dit : » J’ai appelé le 15. Il devrait être là… mais ils ont d’autres urgences plus « urgentes ». Du coup je panique, il fait alors nuit noire. J’essaye d’appeler Papa. Comme d’hab. répondeur….
Maman me dit de me calmer mais je pressens qu’elle souffre beaucoup. Que faire ?
Finalement l’ambulance est arrivée, maman a été reçue aux urgences et bien soignée. Quoiqu’il en soit elle doit maintenant se reposer. et moi j’ai raté la soirée permis d’Alexandra !
L’accident devient le centre des préoccupations de la structure familiale. Et si ça avait été plus grave ? Et si Maman n’avait pas eu son téléphone sur elle ? Et si il avait fallu préparer une nouvelle livraison pour le lendemain ? ET si et si … C’est fou ce qu’on peut en inventer des malheurs avec des si…
Et puis Maman qui en rajoute, énervée par son incapacité à se rendre utile : Qu’est-ce que je vais faire ? Et l’entreprise, que va-t’elle devenir ? se lamente ma mère. et moi je voudrais que l’on m’écoute, que l’on m’entende ! A toutes ces jérémiades je réponds : et si l’exploitation était moins lourde ? Et si on y consacrait moins d’énergie ? Peut-être qu’avec moins de fatigue l’accident n’aurait pas eu lieu ?
Bref chacun veut être entendu sur le thème « j’ai pas le choix, c’est pour votre bien ». Oui mais ta santé tu y as pensé ? A ce rythme combien de temps tiendra-t-elle ? A moins que ce ne soit ta famille qui explose avant ?
Finalement cet accident a du bon ; il permet à chacun de s’exprimer et de regretter de ne pouvoir être plus disponible, même Papa s’y met.
Je propose alors un pari, un pari insensé : et si on ralentissait ? et si on se respectait davantage ? Bin oui ça sert à quoi tout cela ? A gagner de l’argent ? OK, combien ? Pour quoi faire ? Pour être les meilleurs ? OK, c’est quoi être les meilleurs ? Et n’est-ce pas plutôt pour paraître ? Et petit à petit une nouvelle réalité se dévoile. On a ce qu’il faut, le toujours plus n’est pas nécessaire… Et si on décidait plutôt de vivre et d’être ! Sacré virage à prendre dans ce monde d’abruti. Et puis tiens c’est peut-être l’occasion de trouver une utilité véritable à ma machine en gestation.
De discussions en discussions, de jour en jour, le volume des échanges s’apaise, chacun réfléchit, et on finit par s’entendre sur un nouveau « contrat » : à partir de maintenant on va vivre, non comme le monde nous contraint mais bien comme toute famille heureuse devrait le concevoir. C’est décidé chacun s’engage à consacrer un minimum de temps à la famille, à celles et ceux qu’il aime… et tant pis pour l’argent, tant pis pour ce que vont en penser les autres. Et puis d’abord c’est qui « les autres » ?
Allez, advienne que pourra, le virage est décidé, c’est parti.
Jeudi 24 avril 2038
Aujourd’hui, en vidant la chambre que j’occupais adolescent chez mes parents, j’ai retrouvé mon vieux journal intime, ou le réceptacle de l’extraordinaire banalité de ma vie, comme je l’appelais à l’époque. Je l’avais ouvert pour la dernière fois, le 11 novembre 2033, le jour de l’accident de maman. Tout a changé depuis. Sur le point de me marier, Alexandra enceinte, tout semble si simple et facile aujourd’hui, alors que tout s’écroulait ce soir-là. Tant de choses ont changé. D’une mère que je ne voyais plus, faute de temps, faute à tout ce travail, à tous ces efforts qu’elle s’imposait, j’en ai soudain eu la charge à temps presque complet les premiers jours. Je l’ai aidée à se lever, se laver, à se déplacer, puis à reprendre son activité. Une activité qu’elle a complètement repensée, diminuée, aussi bien en termes de temps, de taille que d’énergie, celle dont elle avait besoin, qu’elle décidait d’y consacrer, ou qu’elle consommait. Convertie en entreprise formatrice, son exploitation engage maintenant du personnel local plutôt que saisonnier, elle nourrit la moitié du village, grâce à ses paniers livrés à domicile. Sa Permaferme attire même des ingénieurs de tout le pays, je suis d’ailleurs engagé pour mettre en place son pôle ‘Recherche’, mais par dessus tout, nous avons tous enfin du temps retrouvé, du temps à partager et du temps à déguster.