MAC & CHEESE

Récit imaginé par Alexandra, Caroline, Cédric, Gérard et facilité par Priscille dans le cadre de l’atelier futurs proches réalisé le 16 décembre 2021 en partenariat avec Génération Ecologie.

Thème de l’atelier : Nous sommes le 3 novembre 2026. Depuis bientôt 5 ans, la France mène une politique décroissante planifiée, volontaire et salutaire. Et si nous imaginions le quotidien de citoyen·ne·s dans ce futur proche ? 

Photo by Randy Fath on Unsplash


La cuisine est accueillante avec ses parfums de thym et d’ail frais rythmés des rires de Janine et Sylvain. Elle est grande, lumineuse avec ses fenêtres donnant sur le jardin, face au placide et majestueux Lac Léman.
Le défi du soir est de taille: comment surprendre Françoise avec une nouveauté culinaire qui lui fera oublier le stress de la journée.
Sylvain a déjà préparé ses inimitables baba à l’alisier et Janine se lance dans un Mac and Cheese à la truffe.
Sylvain en profite pour partager avec Janine ses impressions sur le développement de son potager. Il se sent bien dans cet appartement qu’il partage avec Janine et Françoise depuis bientôt deux ans.

Françoise entre en coup de vent par la porte d’entrée, qui donne sur la cuisine. Elle n’a pas même un regard pour Janine et Sylvain qui s’activent, chacun à sa tâche de coupe, d’émincé, d’huile frétillante et de beurre fondu. Elle entre avec ses chaussures pleines de terre, son surmanteau humide encore de la pluie de l’après-midi et un chapeau improbable, à la mode dans son corps de métiers d’horlogère, mais certainement nulle par ailleurs.

Sans un bonjour, bonsoir, mais juste assurée de la présence de deux êtres humains proches, elle balance : « jamais, au grand jamais je vous le dis, je n’accepterai cette idée tout droit venue de France. C’est la mort de ma boutique, c’est la mort de toute l’économie nationale, que je vous dis ! ».

Et encore: « Quand mange-t-on dans cette maison ? ».

Et enfin, sans attendre une quelconque réponse, ou tout simplement assurée de sa légitimité, elle hurle: « Le syndicat du patronat est derrière moi, nous défilerons, nous activerons tous nos leviers politiques, nous ferons la grève des ventes, nous ne paierons plus de taxe sur la valeur ajoutée, l’Etat fera faillite, je vous le dis, mais jamais nous n’accepterons la semaine de quatre jours, voilà. »

Tant Janine que Sylvain, qui préparent consciencieusement leurs mêts depuis bien deux heures et qui n’ont pas l’intention de voir leurs sauces tourner, restent tout affairés à leurs tâches. Françoise s’en trouve encore légitimée pour quelques instants: « Le temps, mes chéris, le temps, c’est mon fond de commerce. Et pour que vous puissiez en profiter, oisifs et fainéants, ce sont mes montres que je dois exporter. Et pour cela j’ai besoin de personnel disponible. Et toi, qu’as-tu fait Janine de tes trois jours sans rien faire hein ? Et toi Sylvain, ta transition professionnelle, elle va durer encore combien de temps ? Et moi qui doit, à la sueur de mon front, financer tout cela ? Quand est-ce que nous mangeons enfin ? Je ne vous reproche certes rien, mais la réalité économique, c’est LA réalité. Et puis, y’a quoi à manger, hein? ».

Un grand silence et deux paires d’yeux qui dévisagent Françoise après son éclat.

Janine reprend Françoise, voix douce et ton narquois : “Je n’ai pas tout compris, my dear. Pour qui vas-tu défiler ? La libération de l’un des prisonniers politiques qui croupissent par dizaines de milliers dans de sinistres geôles à travers le monde ? La fin de l’holocauste animal et la généralisation de l’élevage en plein air ? L’interdiction anticipée des voitures à essence ?”

Françoise ne goûte pas la plaisanterie. La voix baisse d’un ton mais la tension ne retombe pas. “Quelle honte y a-t-il à parler du travail et de l’organisation de notre société ? Aujourd’hui j’ai travaillé, grâce à moi la marmite chauffe, vous avez flâné toute la journée et vous vous croyez des héros, et vous me donnez des leçons ?”
Sylvain, trop détendu, ne prend pas la mesure de l’énervement de Françoise et commet l’erreur de la taquiner.
“Si vous vous lancez dans une grande grève, on préparera de grands bidons de soupe pour soutenir l’effort de grève — en nature, à défaut de rassembler une cagnotte.”
Françoise explose. Elle s’empare d’une jarre emplie de graines de couscous et la fracasse devant Janine et Sylvain pétrifiés. Les graines se répandent dans tout l’appartement et viennent se loger dans mille recoins. Françoise s’écroule. Elle s’excuse, sanglote.
“Désolée. Si fatiguée. Mais vous ne vous rendez pas compte. Si on passe à quatre jours, c’est tout notre modèle qui s’écroule. Qu’est-ce qu’on fera ?”
Janine s’approche et lui prend la main.
“Tu feras comme nous autres, comme tout le monde en France. Une journée par semaine de contribution citoyenne, de bénévolat. Travail en plein air avec des animaux. Nettoyage de plages. Défrichage. Aide dans les champs. Tutorat dans des quartiers difficiles. Tu ne te rends pas compte comme on se sent tellement mieux, libérés de ces contradictions qui nous rongeaient. Prêts à se dépenser.”
Sylvain a saisi un balai, trie et balaie. Les morceaux de la jarre d’un côté, les graines de l’autre. Il n’a rien perdu de sa sérénité. On le dirait tout autant concentré sur les débris qu’il ne l’était sur son Mac and Cheese. “Le temps en moins, Françoise, c’est du temps intérieur en plus. Et des ressources pour affronter tous les obstacles.”

Françoise sanglote toujours. « Evidemment que ce que vous me dites a du sens. Je sais que le temps est précieux. Mon métier est bien d’en vendre ! Mais comment est-ce que je vais pouvoir m’en sortir financièrement sur un modèle de semaine à quatre jours ? Je vous rappelle que l’horlogerie suisse a déjà dû se réinventer plusieurs fois notamment lorsque les Japonais ont sorti leurs montres à quartz. Ca me désespère un peu vos remarques. »
Sourire aux lèvres, Sylvain s’empresse de souligner l’ironie de Françoise : « En fait, tu ne vends pas du temps, tu vends la possibilité de le mesurer ». Puis devant l’air dépité de celle-ci, il renchérit: « Tu as raison, il s’agit bien de se réinventer ! »
Janine complète : « Et puis soyons honnêtes, aujourd’hui la planète n’a pas besoin que tu nous vendes plus de montres ! »
Françoise s’offusque à nouveau, sa compagne ne lui laisse pas de répit : « Alors maintenant je devrais vendre moins de montres et ne les vendre que pendant 4 jours ! « 
L’air songeur, Sylvain s’interroge : « Excuse-moi, je suis pas très bon en histoire suisse, franchement, ça m’a toujours un peu dépassé mais… comment est-ce que les horlogers suisses ont fait face aux technologies japonaises ? »
Relancée sur son sujet de prédilection, Françoise explique posément : « Ils ont proposé une montée en gamme en valorisant leur savoir-faire et en orientant leur production vers le luxe, les pièces uniques. Au fond le combat technologique était perdu d’avance, la montre à quartz est beaucoup plus précise. »
Au risque d’énerver encore plus Françoise, Janine ne peut s’empêcher de pester : « C’est ça le plus incohérent, que tu continues à avoir des clients ! C’est vraiment un bien positionnel que tu vends ! »
Prolongeant sa réflexion, Sylvain murmure : « Oui, mais il a de la valeur pour les clients ». Puis il interroge l’horlogère: « Est-ce que tu peux leur vendre du savoir-faire plus directement ? »
Françoise, dont la curiosité est piquée, s’étonne : « J’ai du mal à te suivre…. Tu voudrais que je vende les secrets de fabrication des montres ? Après à quoi serviront les horlogers ? »
L’enthousiasme gagne Janine : « Pas la fabrication, on veut moins de montres ! Vends-leur de la réparation ! »
Sylvain poursuit la réflexion : » Oui, avec le temps libre dont les gens disposent grâce à la semaine de quatre jours, ils peuvent enfin en profiter pour apprendre de nouvelles choses ! »
Françoise inspire sous l’effet de surprise et d’une voix plus calme reprend : “Donc grâce à la semaine de quatre jours, vous me proposez de développer une activité complémentaire ?”
Joviale, Janine s’empresse de répondre  : « Oui, on a passé du temps à t’expliquer en quoi c’était enrichissant ces activités complémentaires ! »
Françoise, apaisée, complète : “Et puis cela me permet de créer une valeur ajoutée grâce à la durabilité de mes produits ! Et de retrouver un peu de lien social et de partager ce qui me passionne…”
Sylvain renchérit : “Et là, tu vendras vraiment du temps de qualité au lieu de vendre des instruments de contrôle !”

Janine sort du four le plat fumant et lance joyeusement: “A table, le Mac and Cheese à la truffe est prêt !”