L’expédition

Récit imaginé par Jade Rockenstrocly, Lucie Cassisa, David Caubel, Paupi Drillet et facilité par Laetitia Vitaux dans le cadre de l’atelier futurs proches réalisé le 24 novembre 2022.

Thème de l’atelier : « Et si la décroissance était notre quotidien ? Nous sommes en 2039. La mobilité est fortement contrainte. Dans ce contexte…. »


15 août 2039. Jeanne, la maire de Manses, village d’Ariège, rappelle au dernier conseil municipal, que dans deux mois, la fête annuelle du village va avoir lieu. Intense moment, cette fête permet de garder des liens en ces temps difficiles. Adelphité est de mise. C’est le moment pour les villageoises et villageois de se recentrer sur le vivant et sur les événements de l’année. Il est temps de la préparer et surtout d’anticiper les festins !

Mais, Fanny, gardienne des connaissances de Manses, tire rapidement l’alerte. On sort de 8 mois de sècheresse intense dans ce petit village d’Ariège. Il faut dire que la canicule a commencé très tôt cette année, avec près de 45°C de moyenne, pendant 60 jours depuis mi-juin ! Les cultures des céréales sont au plus mal. Fanny reçoit des courriers des villages voisins, apportés par les missionnaires locaux traversant les vallées à cheval. Ce sont les seuls autorisé.e.s à se déplacer à cheval, pour aller plus vite afin de transmettre les messages d’importance capitale. La Poste des temps modernes !  Depuis le 10 août, ce sont 7 missionnaires qui ont porté les courriers. C’est un désastre. La situation n’est pas mieux dans les villages voisins de Manses. Pas moyen de se déplacer sur une journée pour aller faire du troc et se procurer les denrées alimentaires nécessaires à la fête du village. Fanny et Jeanne prennent la décision de la « Grande Expédition », qui se déroulera sur une dizaine de jours. Il faut dépasser les frontières du quotidien. Organiser l’expédition en conséquence dans les délais impartis pour être prêt.e.s au rendez-vous du village. 

Dans les archives des courriers sagement gardés par Fanny, cette dernière se souvient d’un extraordinaire voyageur, Frankz, qui, au printemps 2038, était arrivé en vélo mécanique dans le village. C’est l’un des derniers grands voyageurs nationaux qui possédaient un vélo et étaient autorisés à se déplacer en vélo pour faire de très grandes distances à la rencontre des citoyennes et citoyens partout en France. Ces rencontres étaient indispensables pour prendre le pouls de la population française, que Frankz consignait dans les cahiers pour les remonter à la capitale. Frankz avait rapporté à Jeanne qu’une oasis de céréales existait dans un hameau du Cantal, non loin de Murat. Ce hameau avait l’habitude de commercer avec les peuples des régions françaises pour apporter entraide et soutien. Ce hameau commerçait d’autant plus que ses habitantes et habitants avaient un besoin essentiel, dont ils n’avaient plus le savoir-faire. Malgré les sachant.e.s, les gardien.ne.s de la connaissance qui écrivent leurs savoirs et les transmettent via les voyageurs dans tout le pays, ce petit village du Cantal manquait cruellement de poteries pour conserver les aliments. Cela tombe bien, Fanny et Jeanne vivent dans une village de potier.e.s. Les poteries de Manses sont d’une qualité exceptionnelle reconnue pour conserver les denrées alimentaires. Manses peut venir en aide.  

Ainsi, la « grande expédition » sera un voyage du troc, poteries contre céréales. C’est une aventure d’entraide et de liens, éloges du voyage long et lent requérant organisation et plusieurs jours de marche. Fanny et Jeanne proposent un petit cortège fait d’un groupe de villageoises et villageois : Astur, Sibel, Klo, Joa et les 2 enfants les plus débrouillard.e.s et endurant.e.s. Ce groupe solidaire et très coopératif aura la grande charge de la mission. Les villageois.es remettent leur confiance en ce groupe. Le départ du cortège est vécu comme une joie et une aventure pour tisser les liens entre les humains et les territoires, et perpétuer la vie des villages.

Le petit cortège est en route depuis trois jours, et, passé l’enthousiasme du début, la lassitude commence à se faire sentir. La veille du départ, l’équipe « soin » a préparé le nécessaire pour tenir chaud, nourrir et consoler le groupe par des couvertures, des châtaignes grillées et des instruments de musique destinés à animer les précieux temps de pause. Astur, Sibel, Klo, Joa et les 2 enfants se mettent en route avec joie pour rejoindre Murat et procéder au troc qui leur permettra de fêter à leur retour la fin de l’été. Camille, restée au village, a chargé Joa d’apporter des chaussettes et un joli courrier à Clem rencontré l’an dernier à l’occasion de sa dernière expédition, et elle se sent munie d’une mission qui lui donne du cœur à la marche. Pour économiser les hanches capricieuses de Sibel, les petits pieds fragiles des plus jeunes et porter les chargements de livres, de nourriture et de douceurs, Flo, la menuisière, a adapté le précieux vélo-cargo du collectif que tout le monde se partage le reste de l’année pour les trajets longs. Les petit.e.s Adriel et Estelle sont assoupi.e.s à l’arrière tandis que le groupe entonne un chant puissant pour s’encourager à passer la vallée du Tarn sous le soleil encore chaud de 16h. La pause est longue pour échapper aux violents rayons du soleil de septembre et il est difficile pour tous et toutes de se remettre en route. Klo, par ses connaissances des bobos du corps et de l’âme, regarde la cheville douloureuse d’Astur qui s’est pris le pied dans la racine d’un chêne fou. Elle consigne ses observations dans le livre des savoirs qu’elle a emprunté à la communauté le temps de l’expédition.Le doux âne Job est tout particulièrement bichonné. D’abord parce que tout le monde y est attaché mais aussi, parce que c’est lui qui porte la lourde cargaison de poteries que les habitants de Murat attendent avec impatience pour lancer leurs préparations de légumes lactofermentés. Comme depuis quelques années, la récolte de courgettes a été impressionnante cet été, et il ne s’agit pas de perdre un seul légume. (Des linogravures botaniques documentant les trognes, les haies bocagères et les plantes comestibles sont également en route pour partager le savoir soigneusement documenté par les habitant.e.s de Manses. En échange, les Cantalous ont préparé des plans de machine à laver manuelles et de bidouillage de vélos).Le groupe approche alors du village de Lautrec où il sera possible de se rafraîchir le corps dans le grand lavoir de la place publique. Le voyage durera en tout plus de 8 jours si l’on veut garder un rythme acceptable pour tout le monde. On a certes pu plonger les pieds dans la rivière de Castelnaudary mais la possibilité d’échanger avec de nouvelles têtes fera du bien à tout le monde. Malgré la patience et la douceur de mise dans le groupe, la marche et la vie mobile peuvent exacerber certaines tensions tout à fait compréhensibles. C’est ainsi qu’Astur et Joa ouvrent et ferment le cortège en prenant soin de laisser une bonne dizaine de mètres entre marcheurs et marcheuses. Nous sommes mercredi, jour de marché, et les échanges avec les commercant.e.s chaleureux.ses de Lautrec atténueront ces petites brouilles autant pénibles que prévisibles.Lorsque le manque de motivation se fait sentir, les plus grands racontent au petit groupe la fête qui les attend sur le chemin du retour et l’idée des gâteaux et de la musique vient panser les ampoules et les trop-pleins.

Pendant ce temps, la vie au village suit son cours. Il y règne un climat d’entraide, de bienveillance, de proximité, d’adelphité. Les déplacements se faisant majoritairement à pieds, nous nous croisons plus souvent que lors de nos anciens déplacements en voiture, nous échangeons et nous voyons très régulièrement avec les autres membres de la commune. La vie y est plus douce et conviviale.Les principaux métiers sont majoritairement en lien avec la vie de la commune. La charrette a fait son retour afin d’emmener les différentes récoltes au point de vente du village, les vélos encore en circulation servent principalement pour le transport de courrier. Nos 4 chevaux et nos 4 ânes nous permettent de répondre à des besoins de mobilité plus longue et aussi d’urgence.Ils sont répartis, en binômes, à divers endroits de la commune, près de personnes habilité.e.s à les monter. Cela permet de pouvoir être réactif en cas de nécessité absolue, comme pour se rendre sur le lieu d’un accident, emmener une personne à l’hôpital, etc. Nous faisons également des échanges de marchandises avec des communes voisines, ce qui nous permet d’avoir accès à d’autres ressources et d’en transmettre.

Le petit groupe est enfin revenu, sa mission accomplie.Le banquet est installé, les tables et les bancs sous les marronniers. Dans la cuisine collective, sur le réchaud, le contenu des marmites mijote doucement. Feli est près du four à bois où la dernière tournée de petits pains plats vient d’être enfournée. Une odeur savoureuse de croûte dorée monte des paniers où les pains déjà cuits restent au chaud dans des torchons. Les gobelets de cidre et de jus circulent, l’atmosphère pétille de la joie de pouvoir, après ces semaines d’attente et de péripéties, célébrer dignement la fête du village. Avant l’ouverture du banquet, les membres de la communauté, celleux qui sont resté.es comme celleux qui sont parti.es et revenu.es, vont retraverser ensemble cette aventure, par le biais du récit. Antonia, la conteuse monte sur scène, accompagnée d’Arrhus avec sa guitare et son tambourin. Elle est drapée dans un châle coloré et a piqué des marguerites dans son chignon grisonnant. Tous les regards se tournent vers elle et le bruit des conversations s’éteint pendant que chacun.e cherche une position confortable pour écouter la fable.

Dire que tout a commencé par une pénurie… Célébrer la résilience de notre hameau, la joie du vivre ensemble à travers les saisons, les naissances de l’année sans nos traditionnels pains fourrés aux orties ? Inimaginable. Mais qu’inventer quand la saison a été épouvantable et que le soleil a séché sur tige tout grain d’orge, de blé, d’avoine et d’épeautre ? Heureusement que les nouvelles portées d’un bout à l’autre du territoire à la force des sabots postaux nous ont permis de connaître l’existence d’un village où le climat plus clément permet de faire des stocks de farine conséquents. Voyager plus loin que le village voisin est une rareté aujourd’hui. C’est pourquoi nous avons profité de l’occasion pour emmener deux enfants dans l’expédition : les voyages forment la jeunesse ! Adriel et Estelle, 9 et 11 ans respectivement, ont bravement traversé les huit jours d’étape aller puis retour. Iels reviennent riches des rencontres réalisées et des paysages traversés.