Le potager d’Amycia

Récit imaginé par Arthur Docquois, Rémy Jubault-Brégler, Alexis Boutin et facilité par Lauriane Pouliquen-Lardy dans le cadre l’atelier futurs proches réalisé le 20 mai 2021.

Thème de l’atelier: la poly-activité intermittente. Et si la norme de l’organisation du travail était le temps partiel multi-activités ?


Comme tous les soirs en rentrant de son travail, Amycia passe par le potager partagé de son quartier, qui est depuis quelques mois « le potager d’Amycia » comme le disent ses voisins. Et comme tous les soirs, elle se rend compte que monsieur Charrier ne trie toujours pas ses épluchures qui serviraient pourtant à faire du bon compost.

Ce soir-là, elle était alors impatiente de mettre en application l’idée qui lui avait trotté dans la tête toute la journée pour améliorer son système d’arrosage des tomates. Alors que le soleil se couchait, elle récolta quelques tomates et se décida à aller les offrir à M. Charrier.

« Toc toc toc » Pas de réponse.
– « M. Charrier ? »
– « Il est pas là », lui répondit une voix grincheuse, venant juste de derrière la porte.
– « Ah… euh… je suis désolé, je vous ai apporté quelques légumes, je vous les laisse devant la porte, et… euh… est-ce que vous pourriez penser à jeter vos épluchures dans le compost s’il vous plaît ? »

Plus de réponse. Elle tourna le dos et repartit à pas légers comme si elle craignait que ce drôle de personnage ne la surveille. Elle lança néanmoins un dernier regard à ses déchets.

Le lendemain, Amycia se sentait le cœur un peu lourd. Cette affaire avec M. Charrier l’avait empêchée de dormir correctement. Elle se leva lentement et remarqua avec effroi qu’elle était en retard pour sa deuxième journée de travail de la semaine. Elle partit en vitesse avec son vélo pour son lieu de travail. Alors qu’en temps normal, ses différentes interactions de la journée lui donnaient des idées pour ses activités au potager, Amycia ne pensa qu’à une excuse à trouver pour interpeller à nouveau M. Charrier. Elle qui était pourtant très investie de ce métier, ne pouvait s’empêcher de chercher une façon de pousser le vieil homme à trier correctement ses déchets et surtout à lui ouvrir la porte !

Le soir elle passa à peine cinq minutes dans son potager, puis se rendit immédiatement vers la maison de M.Charrier, de nouvelles tomates à la main. Elle toqua et tenta une approche plus assurée, ce qui n’était pas dans son habitude :
– « Bonjour M. Charrier ! Je vous apporte à nouveaux des tomates. Elles sont bien fraiches et juteuses, je vous assure que vous devriez les goûter »
– Encore toi ?! Je ne suis toujours pas là !
– Vous faites une erreur je vous assure, laissez-moi rentrer au moins.

Il n’y avait plus de réponse. Elle se retourna, mais cette fois-ci prit une nouvelle fois son courage à deux mains et commença à récupérer les épluchures qui étaient entassées. La fenêtre s’ouvrit violemment :
– Non mais qu’est-ce que tu fabriques là ? Touches pas à mes poubelles ! S’exclama le vieil homme grincheux qui montrait enfin sa tête à Amycia.
– Mais enfin ce ne sont que des déchets, qu’est-ce que ça pourrait bien vous faire ? lui rétorqua-t-elle.
– Et bien… ce sont MES déchets ! Et il referma la fenêtre en lui imposant de partir non sans lui lâcher quelques injures.

Amycia repartit, mais cette fois elle se sentait plus légère. Elle sentait que quelque chose pouvait changer, et qu’il lui restait des choses à apprendre et à comprendre de cette situation.

Jour après jour, semaine après semaine, une sorte de routine s’est installée entre Amycia et M. Charrier. Elle, lui apportant quelques légumes qu’elle laissait devant sa porte ou lui donnant en main propre, selon l’humeur du vieil homme. Elle aurait voulu pouvoir échanger avec lui un peu plus que de simples « bonjour », mais il ne l’invitait jamais à rentrer et refermait rapidement sa porte après avoir marmonné un vague « merci ». Mais un jour, peut-être était-ce par inattention ou était-ce volontaire, M. Charrier laissa sa porte entrebâillée et s’en retourna vers son salon. Amycia ne savait ce qu’elle devait faire. Devait-elle l’appeler pour lui dire que la porte était mal fermée ? Devait-elle la fermer elle-même ? Elle décida pourtant, sans se l’expliquer, d’entrer dans cette maison qu’elle voyait tous les jours mais qui lui était pourtant si étrangère. M. Charrier était dans son fauteuil, les paupières closes. Dormait-il ? En tout cas il ne réagit pas lorsque Amycia toussota volontairement. Alors qu’elle se préparait à tourner les talons, elle entendit M. Charrier l’interpeller d’une voix morne : « il y a du café dans la cuisine ». Amycia se figea. Venait-il, pour la première fois depuis toutes ces semaines, de lui proposer de passer plus de deux minutes en sa compagnie ?

Amycia avait passé toute sa dernière journée de travail de la semaine à se demander pourquoi Monsieur Charrier ne voulait toujours pas venir au potager, pour aider ou même se reposer. Il était pourtant sympathique avec elle malgré son air peu agréable, il l’invitait désormais à boire un café de temps en temps, presque comme s’il aimait sa compagnie. Il semblait aussi aimer les légumes qu’elle lui apportait puisque quand elle lui en rapportait, il les mangeait. Elle avait même pu sentir une bonne odeur de ratatouille fraîche un jour où elle s’occupait des légumes. À la fin de son travail, Amycia avait enfin pris une décision, il fallait qu’elle lui parle réellement, qu’il s’ouvre à elle. Alors comme à son habitude depuis quelques jours, elle vérifia les plantes, cueillit quelques légumes et se dirigea vers la porte de Monsieur Charrier :
Toc toc toc
– Quoi ???? Encore toi ???? Mais c’est que je vais commencer à apprécier ta compagnie si tu continues à venir comme ça ! Bon installe toi je vais chercher le café, je l’ai préparé.
– Oh merci ! Vous savez, j’aime bien être avec vous mais on dirait que je vous ennuie … il faut me le dire monsieur.
– Non, non ça va ça va, je t’aime bien petite, sinon j’aurais pas fait ce café bien en avance, alors qu’est ce qui t’amène ce soir ? Ça a été ton boulot ?
– Oh mon boulot ? Oui, oui ça va … enfin ce n’est pas si important, je suis un peu inquiète pour mes tomates, il n’a pas plu depuis quelques temps et j’ai peur que les plantes ne sèchent.
– Tes plantes ? Eh, j’ai toujours du mal à comprendre pourquoi tu mets dans d’énergie dans ce potager et pas dans ton travail.
– Oh mon travail, vous savez il n’est plus si important que ça, j’aime le potager et je peux y aller quand je veux.
– Comment ? Pas si important ? Ah les jeunes, de mon temps on travaillait bien plus et c’était bien comme ça ! Aujourd’hui j’ai été mis à la retraite, je n’ai plus rien à faire !
– Vous pourriez vous occuper du potager !
– Naaaaaan !
– Mais pourquoi ?
– Je n’ai pas que ça à faire ! C’est lent les plantes, faut attendre que ça pousse, faut les arroser … Je travaillais dans la finance avant, tout allait très vite et là tu me demandes de m’occuper de trucs qui mettent des mois à pousser ? Trop peu pour moi. Mais j’y songerai petite, tu sais quand j’étais enfant, oh ça remonte, mon grand-père avait un olivier … enfin … je pourrais te montrer comment les entretenir, t’as beau être motivée, tu restes un peu maladroite de temps en temps.

Amycia commençait à comprendre pourquoi Monsieur Charrier était si grincheux, sa vie est devenue si différente de la précédente, il était comme perdu. Monsieur Charrier avala sa dernière gorgée de café et interpella Amycia : « Bon dépêche ou tu vas être en retard. Oh et n’oublie pas de récupérer tes épluchures pour ton compost. » En refermant la porte derrière elle, Amycia constata, un léger sourire aux lèvres, qu’il y avait pour au moins trois jours d’épluchures.