Le gardien de l’imaginaire

Récit imaginé par Edith Lavirotte, Amaury Borbeau, Martin Ruffel et Yseult Périlhou, et facilité par Priscille Cadart dans le cadre l’atelier futurs proches organisé aux Univershiftés, le 26 juin 2022, en partenariat avec les Shifters

Thème de l’atelier :  Nous sommes en 2040, la notion de production de biens et de services semble stabilisée. La société dans son ensemble aborde les enjeux de démocratie dans la prise de décision et de dialogue social. Les questionnements se focalisent sur les retombées territoriales et la place de l’écologie. Les opportunités de désinvestir certains secteurs, d’accompagner la transformation des emplois, et d’imaginer de nouveaux indicateurs se révèlent.


Nous sommes en 2040, à la Doua, par un été chaud, comme tous les ans. Dans la cité radieuse, les habitants déambulent dans la champignonnière pour profiter de la fraîcheur des sous-sols. Au dessus, se dressent trois grandes tours, protégées de la chaleur par leur design très inspiré des termitières. Dans ce lieu bordé de terres agricoles, tout se croise et se mélange, mais chaque chose a sa place. Ici, pas de déchets, pas d’eaux usées, seulement des fonctions différentes. C’est un lieu de vie, de travail ,de rencontres. Pas de chefs, pas de fonction unique, les gens vont et viennent, tout le monde y fait sa part. Le travail manuel y constitue une part incontournable, mais ne saurait résumer tout ce qui s’y fait. Ainsi, Dominik, gardien de l’imaginaire, y habite. Il occupe un rôle de conteur, redonnant aux autres leurs fibre de chamane.

Un beau jour, Emmanuelll, Spécialist dans son ancienne communauté, arrive avec une idée précise de sa mission dans cette nouvelle communauté. Il avait été décidé qu’à son arrivée, Emmanuelll serait accompagné par Dominik. Étant Spécialist, Emmanuelll avait du mal à comprendre quel serait son rôle dans la communauté. Son ancien métier nécessitait d’être expert dans un domaine précis, la réduction des nuisances sonores dans les immeubles. Ce métier lui avait été confié car dès son plus jeune âge, Emmanuelll avait montré de très bonnes capacités d’écoute ainsi qu’un raisonnement logique hors pair. Dans son ancienne communauté, la plus grande de la région, le comité de la jeunesse prenait les décisions importantes. C’est ce même comité d’ailleurs, qui l’avait envoyé à la communauté de la Doua. Voilà qu’on l’avait confié à cet étrange personnage consacré à préserver l’imaginaire. Le travail en commun entre ces deux membres de la communauté s’annonce déjà électrique.

Emmanuelll, perdu, arrive en bas de la Tour. Il cherche la sonnette. Pas de sonnette. À tout hasard, il pousse la porte, elle cède complètement. C’est bien la première fois qu’une porte s’ouvre de cette manière pour Emmanuelll ! Devant lui, un vieillard en barbe blanche discute avec deux enfants, tandis qu’un troisième tape dans un ballon qui dévie et l’atteint dans les jambes. Tout le monde éclate de rire sauf Emmanuelll qui, vexé, s’engage dans l’escalier. Un des gamins l’interpelle en lui demandant ce qu’il cherche. Le revoilà devant le vieillard qu’il regarde de haut. Ça commence mal. Il n’est pas venu travailler dans une maternellehpad !

Le soir, enfin tranquille dans un petit studio de la tour, tranquille mais vexé, il est incapable de dormir. Les gosses jouent au ballon dehors, la tour vibre littéralement dans le fort vent du soir, il entend ses voisins qui rient tous ensemble sur la terrasse partagée de l’immeuble. Vivement demain qu’il se mette au travail et que les choses s’installent.

9h, Conseil matinal de la Tour. Tous les voisins sont là pour prendre leurs tâches de service de la semaine. Tout le monde doit deux journées à la communauté. Comme il est nouveau, Emmanuelll a un mois pour tourner dans tous postes équivalents temps-plein et tous les services de la tour. Cette semaine, il doit travailler un jour à la champignonnière, un jour au nettoyage de la tour, un jour dans les jardins et deux jours dans deux postes équivalent temps-plein. Il ne se contient plus, il éclate ! Il n’est pas venu ici pour faire le ménage ! Sidération et grand silence. Dominik prend la parole de façon très amicale. Son parrain ! Gardien de l’imaginaire… Emmanuelll se braque un peu plus. Ses oreilles bourdonnent. Voilà ses satanées crampes d’estomac qui le reprennent et le tordent de douleur. Dominik comprend, lui apporte un verre d’eau. Humiliation supplémentaire. Emmanuelll est de plus en plus mal à l’aise. Le vent continue de siffler dans la tour, ça n’arrange rien. Dominik l’exaspère, ce rêveur !

Après une journée passée cassé en deux dans la champignonnière, Emmanuelll n’a même plus le cœur à manger. Il monte se coucher, ne répond pas aux coups de sonnette de ses voisins , s’énerve de les entendre rire. Il ne tiendra jamais. Jamais il n’arrivera à dormir !

A 4h du matin, épuisé, il ne dort toujours pas. Son cœur bat de travers, il étouffe. Il sort en pyjamas précipitamment de chez lui, appelle l’ascenseur qui monte, sort sans même savoir ce qu’il fait au sommet de la tour. La nuit, étoilée, fraîche, le rassure. Il s’apaise, s’endort finalement dans un fauteuil de la terrasse.

Et voici qu’Emmanuelll tous les soirs, prend l’habitude de monter sur le toit après minuit et de s’endormir sur place. Au bout de quelques jours, il est réveillé par le bruit de l’ascenseur et voit débarquer le vieux monsieur du premier jour. Celui-ci ne l’aperçoit d’abord pas, du moins le croit-il. Car quelques minutes plus tard, il lui adresse la parole. Ils évoquent ensemble tous ces bruits de la tour qui empêchent pas mal de monde de dormir.

A force de passer ses nuits sur le toit, Emmanuelll ressentait de plus en plus les vibrations chargées d’émotions. Les ondes des rhizomes dans la champignonière, qui cherchent l’air de la nuit et le reflet des étoiles, semblaient se révéler à lui. Puis enfin, il se mit à écouter et interpeler les enfants. Il en vint même à éveiller certains dont il savait le regard jugeant absent et l’esprit clairvoyant. Il intégrait les points de vue des anciens et valorisait leurs apports dans les nouvelles solutions qu’il réussit à trouver, avec la communauté, pour faire cesser les vibrations excédentaires.

Il ne craignait plus le gardien de l’imaginaire et en attendait les visites avec impatience. Jusqu’au soir où Dominik accorda la plus belle reconnaissance à Emmanuelll en lui parlant de cette ouverture de poste dans son ancienne communauté : ils cherchaient un gardien de l’imaginaire pour s’ouvrir aux voies du Travail-Vie-Polyvalent. Emmanuelll su que le moment était venu pour lui d’essaimer ailleurs.

C’est ainsi que continua à se propager le système de Travail-Vie-Polyvalent. Cette forme de vie où la première place est donnée à la capacité de faire ensemble et de décider en accord avec ses apprentissages et avec toutes les générations, grâce à l’intégration de temps communs entre les âges pour faire émerger des idées. Le cerveau, stimulé par l’activité physique de la vie de la communauté, fusait de solutions provenant des idées permises par l’imaginaire commun. Cela augmentait la connaissance que captaient les ordinateurs produits dans les immeubles des villes-campagnes.