Le feu de l’oubli

Récit imaginé par Solène Monnier, Fabien Iannone, .Adèle Perez, Corentin et facilité par Myriam Dhume-Sonzogni dans le cadre de l’atelier futurs proches réalisé le 2 décembre 2021.

Thème de l’atelier : « Le lien dans l’adversité, quels récits imaginer pour créer, entretenir ou réparer des liens dans un contexte d’effondrement? ». Atelier mené en collaboration avec Charline Schmerber, praticienne en psychothérapie éco-anxiété.


Dans la région Bourgogne-Franche-Comté, la frontière entre la forêt et la ville, anciennement appelée Besançon, est devenue difficilement perceptible. La végétation s’est emparée du toit des bâtisses laissées à l’abandon. Le fleuve qui sépare la ville et qui jadis s’écoulait à flots ne laisse désormais qu’un mince filet d’eau s’immiscer à travers les pierres. Suite à une longue période ponctuée par des grands bouleversements écologiques et sociaux, un collectif d’habitants fait preuve de créativité pour répondre à ces catastrophes en modifiant profondément leurs modes de subsistance et leur usage du monde.

Pour faire face à la détresse émotionnelle infligée par ces mutations, les habitants du lieu stabilisent un nouveau rituel hebdomadaire sur le thème de la mémoire; les membres se retrouvent autour d’un feu, en silence, pour écrire leurs maux sur un morceau de papier. Ils le jettent ensuite dans les flammes avec l’espoir d’effacer leur douleur et de faire émerger l’élan nécessaire pour composer un monde nouveau. Au fil du temps, cette pratique se cristallise sans produire d’effets sensibles sur la santé psychologique et de ce fait installe un sentiment d’immobilisme au sein du collectif.

Margot, jeune adolescente d’une quinzaine d’années ayant perdu son petit frère cinq ans plus tôt des suites d’une forte vague de chaleur, vit avec un handicap qui l’empêche de se souvenir. Lié au traumatisme de perte, ce qu’elle vit d’abord comme une faiblesse provoque chez elle, un isolement et une solitude de plus en plus forts. De sorte qu’elle ne parvient pas à adhérer au rituel des papiers. L’oubli progressif de son frère l’épuise alors même qu’elle semble trouver divers moyens de maintenir un lien avec lui. Frustrée et en colère, elle est invitée une fois de plus à participer à la cérémonie d’hommages organisée par sa communauté.  Les membres du groupe lui conseillent de noter sa colère sur un papier et de le jeter dans le feu :

– « Chuut, si tu es en colère, écris ton émotion et jette-la au feu. » Prise d’une rage insoutenable et immaîtrisable, elle brise le silence instauré et s’insurge : un cri mélodique, aigu révèle une voix inconnue jusqu’alors. Autour d’elle, les personnes sont d’abord subjuguées,  et écrivent frénétiquement leurs émotions sur des papiers. Sa mère la regarde et la supplie de se taire. Margot continue, crie :   » j’en ai assez ! »Face au mutisme des autres, elle se saisit d’un seau d’eau et éteint brusquement le foyer.L’assemblée est saisie de stupeur, mais les gens n’ont plus de feu dans lequel dissoudre leurs émotionsPour la première fois depuis longtemps, certaines personnes poussent des cris d’indignation. certaines se mettent à pleurer, d’autres manifestent une colère forte : 

– « Es-tu folle ? Comment allons-nous évacuer nos émotions à présent ! »

– « Exactement de cette façon : en les exprimant » répond MargotDes rires s’élèvent d’abord timidement, puis le fou rire gagne l’assemblée.Depuis ce jour, les cérémonies ont toujours lieu mais elles ont un tout autre visage. La prise de parole de Margot a généré beaucoup de discussions, d’échanges très animés sur la forme qu’elles pourraient prendre. C’est désormais autour d’une grande table, d’un repas partagé qu’ils se retrouvent toutes les semaines. Chacun peut contribuer et partager ses émotions comme il le souhaite. Peinture, chant, conte, musique, danse, fabrication d’outil…. Chaque soirée est différente. On y entend des rires, des pleurs, quelques fois des cris et surtout beaucoup de vie.