Kévin aux champs

Récit imaginé par Chloé, Romain, Pauline, Sébastien et facilité par Delphine Bondran dans le cadre l’atelier futurs proches réalisé le 25 mars 2023 à l’ENS Lyon

Thème de l’atelier:  Et si en 2030, il n’y avait plus de supermarché

30 mai 2030. Kévin Tage, 69 ans, est confortablement assis à la tisanerie de la halle Aux Champs. En sirotant sa tisane, il ne peut s’empêcher de raconter à un public moyennement intéressé son impressionnante expédition : 

« Alors, vous savez les amis, je suis un véritable Lyonnais, cela fait 69 ans que je vis dans cette ville. Et ici, avant, c’était le Auchan où j’ai toujours fait mes courses. Mais depuis l’interdiction des supermarchés l’année dernière, je ne suis jamais venu voir les changements, un peu par réticence, je veux bien l’avouer, mais aussi parce que depuis quelques années, j’ai tellement mal au dos que je sors beaucoup moins. C’est donc ma fille, Emilie, qui fait toutes mes courses pour moi. Elle vient une fois par semaine, d’habitude, en rentrant du travail. Mais la semaine dernière, elle s’est cassée la jambe en vélo ! Je me suis dis que j’aurai bien assez de nourriture pour tenir jusqu’à la fin de la semaine et donc que je n’aurais pas à m’inquiéter pour les courses. 

Et donc là ce matin, qui m’appelle pour qu’on se voie ce soir? C’est Paul (mon date actuellement) qui me dit qu’il est finalement libre ce soir et qui veut qu’on mange ensemble. Bien sûr, je suis bien trop gentil et j’ai accepté de l’inviter pour qu’on dîne chez moi, mais voilà que je jette un coup d’oeil au frigo et que je vois que je n’ai pas tout ce qu’il faut pour ma recette signature, le fameux chou farci à la Kévin Tage. Qui c’est qui va devoir aller faire les courses? D’habitude c’est Émilie qui s’en charge, mais voilà qu’elle ne peut pas. Quelle idée de faire du vélo aussi ! Heureusement que je suis là! Bon voilà que ça fait des années que je ne suis plus sorti pour acheter à manger, je me dis donc que je vais aller au Auchan où j’allais en 2023, à l’époque où j’étais encore un jeune homme fringant…

Bon, heureusement mes vieux os ne m’ont pas empêché d’aller jusqu’au Auchan. Mais là, quelle ne fut pas ma surprise une fois devant ! C’était méconnaissable. Déjà, Auchan ça s’écrit A.U.C.H.A.N., pas « Aux Champs »! J’ai toujours dit que le niveau en orthographe baissait, toujours ! Et à l’époque tu entrais et tu avais tout à portée de main. Là je ne sais pas si j’entre dans un supermarché ou dans une serre ! C’est plus des rayons, mais des étals façon marché. Plutôt que du plastique, tout est fait en bois et en métal, avec des plantes qui poussent sur les murs et entre les stands. Et maintenant, c’est plein de producteurs et productrices plutôt qu’un seul vendeur. Donc, déjà, là, chuis paumé : je sais pas où aller, je sais pas si je vais pouvoir trouver ce que je veux. 

J’avais enfilé une grosse veste car d’habitude j’ai toujours froid dans les rayons surgelés, là pas du tout. Je suis donc allé à l’accueil pour me plaindre car franchement, ce ne sont pas des conditions acceptables pour faire ses achats. À l’accueil c’est le jeune Mathis qui a accepté de m’accompagner pour faire mes courses. 

Péripéties : Et voilà donc Mathis qui n’emmène à travers les étals. Il me demande ma liste de courses, mais vous vous doutez bien que chez moi, c’est tout dans la tête ! Je commence par lui dire que pour ce soir j’ai prévu un petit dîner classique entrée-plat-dessert fait maison. Le dessert est déjà prêt mais pour le plat j’avais besoin de chou et de viande. Et v’là que Mathis me dit que les chou c’est pas de saison !! Je l’ai regardé avec des yeux ronds comme des tomates cerises, et j’ai observé les alentours… Pas de tomates à l’horizon ni de chou, c’était bien vrai. Mais la meilleure dans cette histoire, c’est que la viande est désormais sur commande !! Soit-disant pour éviter les morts inutiles et le gaspillage… Bon il est vrai que de mon temps il n’était pas rare de jeter de la viande périmée et puis plus personne ne mangeait les abats. Après tout, pourquoi pas, un peu d’anticipation ne fait pas de mal, j’aurais d’ailleurs peut-être dû venir faire les courses un peu plus tôt, l’heure tourne et je ne vais pas tarder à devoir vous laisser ! Ne souriez pas, ne souriez pas, je continue.

Alors je me suis senti bien bête à vouloir faire mon chou farci. J’ai commencé à pester. Et là je dois reconnaître que les personnes qui ont créé ce lieu ne sont pas nées de la dernière pluie et ont pensé aux râleurs du coin – et je peux vous dire que j’en connais un paquet ! J’ai pu trouver une recette tout à fait appropriée pour mon date de ce soir dans le livre de recette participatif qui trônait au milieu des légumes, merci à la dénommée Chrystelle pour son appétissant curry de lentille !

Il me manquait cependant encore l’ingrédient ultime de notre petite soirée en amoureux : comment compter fleurette sans bouquet de fleurs ? Et bien c’est du jamais vu, on m’a dit « tu n’as qu’à aller la cueillir toi-même » ! Et où ça ? Au bord de la route ? Dans les champs ? Et avec mon dos vous me voyez me mettre par terre pour attraper les fleurs ? Alors j’ai été soufflé par le petit coin en terre battue derrière l’entrée et les bacs surélevés : ça me rappelait le jardin ouvrier de mes parents. On m’a dit de cueillir celles que je préférais, avec parcimonie car il faut penser aux autres. Alors je n’en ai pris qu’une, même pas la plus belle, mais elle avait un je ne sais quoi qui m’a attiré. 

Dénouement :

Donc, à ce moment là, j’ai mes fruits, mes légumes, ma fleur, mais il manque encore un élément essentiel. Écoutez-moi bien, les jeunes, pour réussir un date, il ne faut jamais oublier la petite carte dédicacée, c’est comme qui dirait la cerise sur le gâteau. La question c’est : où est-ce que je vais trouver de quoi écrire cette carte ? Je me tourne vers Mathis, je lui fait part de mon problème, et il m’répond avec son petit sourire : « Mais vous inquiétez pas Kévin, il y a un stand papeterie dans le fond ! » On s’y rend gaiement, et qu’est-ce que je vois : un drôle de gus avec d’immenses feuilles de papier, une règle, des ciseaux. Je lui demande des feuilles, et il m’explique que maintenant, on préfère faire tout sur mesure plutôt que de vendre en lots. Je lui explique ce qu’il me faut, et avec un petit clin d’oeil, il attrape sa règle et ses ciseaux, coupe une carte, et me tend son stylo en bois. Bon, je vous raconterai pas ce que j’ai écrit, mais quelque chose me dit que ça va bien plaire à Paul… Enfin bref, je le trouve finalement bien sympathique ce Aux Champs, même cette petite tisanerie au milieu pour se poser c’est une bonne idée. J’avais bien besoin de ces canapés pour soulager mon dos. Et puis c’est convivial, ça donne envie de parler vous ne trouvez pas ? Et la tisane qu’elle est bonne ! D’ailleurs il faut que je pense à payer. Quoi ? C’est à prix libre ? Bah rien alors ! Pourquoi vous faites la tête…? Ah c’est pour permettre aux personnes qui ont moins de moyens de pouvoir venir aussi… Bon, alors mettons 50 centimes pour aujourd’hui et c’est pas tout, mais il faut qu’on y aille, j’ai un dîner à préparer les amis !

C’est alors que Kévin termine sa tisane, et s’en retourne gaiement à ses fourneaux, flanqué d’un Mathis hilare qui porte les courses à bout de bras. 

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