Changements de caps

Récit imaginé par Louis Astoux, SC, Isabelle Lafond et facilité par Fiona Gamer lors de l’atelier futurs proches réalisé avec Adrastia, le 10 décembre 2020.

Thème de l’atelier: “Nous sommes le 3 janvier 2022. Emmanuel Macron annonce qu’au 30 janvier, les services assurant la production et la distribution d’électricité ne seront plus assurés pour une durée indéterminée. Imaginez la suite”


Il était une fois un vingt-et-unième siècle bien agité.

Sa deuxième décennie avait commencé en ramant. En deux ans, le coronavirus avait chamboulé les habitudes de tout à chacun. A peine la France vivait-elle un maigre moment de répit que le président venait de faire une nouvelle annonce des plus inattendues.

Notre histoire prend racine dans un petit village enneigé du Sud-Est de la France.

Et plus précisément, dans un chalet qui se démarque des autres habitations plus rustiques…

Les images de l’écran grésillent et portent en boucle le dernier message du président, elles affichent le décompte pesant sur les derniers jours de lumière artificielle.

Trois jours, voilà le temps qu’il reste avant que l’état ne cesse d’assurer la distribution d’électricité dans le pays. L’ambiance au village est devenue de plus en plus lourde, chargée de l’angoisse des derniers habitants encore présents.

Dès la première annonce datant d’il y a à peine un mois, dans ce village essentiellement composé de résidences secondaires, tous les vacanciers sont partis en trombe vers l’Italie et la Suisse. Certains habitants du village ont eux aussi cherché refuge dans des lieux qui ne seront pas prochainement délaissés par l’état. Quelques irréductibles sont encore sur place, et certains d’entre eux, dont les anciens, n’ont nullement l’intention de partir.

Héra, une tasse de grog à la main, vérifie une dernière fois son plan. Elle recompte chaque ration, chaque outil qui lui sera nécessaire pour rejoindre sa résidence principale qu’elle n’est pas si pressée de rejoindre. Elle l’a quittée dans un terrible contexte familial qu’elle souhaitait fuir, mais elle ne peut prolonger plus longuement sa retraite. Le compte à rebours approche.

Des bruits de pas s’approchent eux aussi, et trois coups secs dans la porte en chêne résonnent, suivis d’un râle bourru.

Héra descend, entrouvre la porte et reste sur ses gardes à la vue de la femme à l’allure sauvage qui se tient devant elle. De l’autre côté, Pétronille pousse la porte, entre sans s’inquiéter d’une permission et tombe dans les bras de sa vieille amie.

Un moment de doute parcourt le visage de l’hôte et c’est alors qu’elle la reconnaît ! Elle, ici ?

Ensemble, elles ont étudié il y a bien longtemps dans la fameuse école de commerce de la région, Skéma. Elles s’étaient liées d’amitié en découvrant qu’elles faisaient toutes deux partie d’Adrastia, une association supposée alerter des risques d’effondrements.

Depuis, l’une et l’autre ont suivi des chemins très différents… Pétronille a complètement décroché du monde économique classique en devenant nomade. Elle vogue de village en village à la recherche d’un maître forgeron qui pourra la former. Héra, elle, après avoir fait fortune dans les affaires, s’est acheté cette vieille maison secondaire remis au goût de la vie moderne.

La situation est tellement exceptionnelle que les deux amies oublient de revenir sur leurs années passées, chacune y va de son commentaire sur la crise actuelle et sur l’attitude à tenir pour y répondre. Leurs visions sont diamétralement opposées et Héra annonce à Pétronille qu’elle a l’intention de quitter le village pour passer la frontière, afin de retrouver sa demeure en Suisse, son pays natal qui dispose encore de ressources énergétiques stables.

Elle balaie donc d’un revers de la main les idées de sa vieille amie qui l’incite à construire quelque chose là où elle est, ici et maintenant, en communauté avec le reste de son village.

Les arguments de Pétronille ne parviennent pas à calmer la panique de son amie. Cette dernière finit par exprimer qu’elle est exténuée puis, elle annonce à son invité qu’elle est conviée à dormir sur place pour remettre leur conversation au lendemain…

Mais ce matin-là, après une longue nuit de réflexion, Héra décide de partir en douce dès le lever du soleil. Elle laisse un mot rapidement griffonné :

« Je ne peux pas rester ici, garde la maison, elle te sera plus utile qu’à moi…Bonne chance pour la suite ! Mes amitiés, Héra »

A la radio de sa voiture, notre fugitive entend encore et toujours la même rengaine mais elles ne les écoutent plus, les souvenirs de sa jeunesse avec Pétronille lui reviennent en mémoire, elle laisse glisser sa nostalgie sur l’horizon et se laisse bercer par les courbes soporifiques des montagnes.

Le sol est glissant et à quelques kilomètres du village, la voiture d’Héra fait une embardée. Le véhicule est peu endommagé, mais il n’ira pas plus loin, à elle seule, elle ne pourra pas le débloquer.

Sonnée et penaude, Héra reprend la direction du village avec difficulté, les pieds soulevant la neige froide et perçante de ce plein hiver.

En chemin, sous le choc, elle traite son village de tous les noms, elle hurle « Je ne peux pas rester là-bas, mon chauffage est électrique, je vais crever de froid ! »

Très vite, elle s’aperçoit que le chauffage n’est pas le seul problème. Comment faire cuire la nourriture ? Qui plus est, les dernières informations indiquent que la chaîne du froid va être très perturbée par l’absence d’électricité.  Et donc tous les approvisionnements de nourriture et même de médicaments vont devenir compliqués… Sans parler du chaos de l’exode qui va encore plus perturber les logistiques, l’épicerie sera bientôt en rupture de stock. Les habitants vont se quereller pour les ressources restantes et elle sera un maillon faible… Ce n’est pas un problème qu’il faut résoudre mais 10, 100, 1000 ! Étourdie par ce vertige, le cerveau cartésien d’Héra reste en suspens. Elle s’évanouit à quelques kilomètres du village.

Lorsqu’elle émerge à nouveau, elle est allongée sur un banc de la place du village, près d’un feu de camp autour duquel se sont rassemblés les villageois qui discutent de son cas « Nous aussi on est devenu dépendant de ces foutus énergies qui ne pouvaient pas durer éternellement, mais ça ne va pas nous empêcher de nous soutenir mutuellement en faisant fonctionner l’huile de coude ! Par contre, les bras cassés comme elle, c’est un poids mort qu’on s’attache à la cheville. »

Héra parvient à bouger sa main, se frotte la tempe et murmure pour elle-même : « C’est impossible… Tous mes rêves, ma liberté, mes voyages, mes projets. Et puis ces gens… Non décidément, c’est inconcevable. Tous rustres, incultes, sales et brutaux ! »

Elle reste sans voix. Elle a envie de leur dire que leurs problèmes ne sont pas les siens. Ce serait tellement plus simple. Mais hélas, elle non plus ne peut plus partir.

Ces oreilles bourdonnent, elle n’entend plus les autres. Elle somnole longuement.

Le feu finit par la requinquer un peu, elle reprend des couleurs et  son esprit se remet en marche : « Bon… Soyons pratique et rationnelle. Autant mettre mes compétences à profit pour résoudre rapidement la situation et trouver des solutions de secours. Je pourrai partir ensuite. »

Sortant petit à petit de sa torpeur, Héra entend une voix s’élever dans le vent, douce et chaleureuse. En s’asseyant, elle distingue son amie, le visage fier, un sourire bienveillant aux lèvres.

Elle propose aux habitants un projet de résilience, fruit de ses nombreuses rencontres et recherches sur le sujet. Son discours est rassurant, clair et concis. Elle mesure avec une justesse remarquable chacun de ses mots et impose sans effort le respect à son public. Héra se laisse bercer par ces paroles… Une vie simple et proche des autres, solidaire… L’idée est belle, chaude, presque évidente.

Héra se rend compte qu’elle n’a pas le choix. Ou plutôt, que le choix est inéluctable.

Le feu près d’elle est toujours aussi agréable, Héra se rallonge et s’endort à nouveau, apaisée.

A son réveil, seule, elle se sent plus vivante que jamais. En inspirant profondément, elle ressent pleinement qu’elle a enfin trouvé ses racines ici dans ce village qu’elle était sur le point de quitter il y a encore quelques heures. C’est ici, elle le sait maintenant, qu’elle peut déployer toute sa puissance au service de la communauté. Tout a pris sens. Si vite.

Elle se lève pour chercher Pétronille et lui faire part de son enthousiasme à bâtir avec elle ce nouveau monde, à l’échelle du village. En arrivant près de chez elle, elle aperçoit les villageois sur le seuil de sa porte, sans s’arrêter elle rentre et voit alors que son amie est occupée à préparer ses bagages. Pétronille lui explique alors qu’elle a vocation à porter le récit de cette réussite dans d’autres villages et à poursuivre le voyage pour apporter son aide au nouveau monde partout où elle ira.

Héra, bouche bée, la suit dehors. C’est alors que les villageois se rassemblent un à un autour d’elle pour saluer de la main Pétronille qui s’en va pour un long périple.

Tous les villageois regardent alors cette silhouette déterminée disparaître peu à peu à l’horizon en direction du prochain village.