Au rythme des baleines

Récit imaginé par Morgane Personnic, Sarah Rharbaoui, et Gérard Auhom et facilité par Mathilde Guyard dans le cadre l’atelier futurs proches réalisé le 22 octobre en partenariat avec La station Maïf de Rennes

Thème de l’atelier:  : Et si en 2035 la voiture individuelle était devenue obsolète ?


Mes yeux se reposent, je sens l’empreinte de la sérénité des ruminants urbains jusque dans la racine de mes pupilles. Des centaines de vaches et de moutons transhument dans la ville pour tondre nos gazons et échanger avec les enfants dans leur présence non verbale. Mes bras s’écrasent sur la rambarde recouverte de mousse végétale du bateau solaire. Nous fusons sur l’eau aussi sûrement qu’un poisson svelte et silencieux. Tout glisse. La bella vita.

Nous devrions bientôt quitter Rennes, elle se déplie comme un son irrégulier, un disque rayé. Elle tressaille de sons d’oiseaux et se soulève avec le vibrato des voix humaines. La vie occupe tout, submerge de couleurs et d’odeurs. Les rues végétales sont comme autant de repères secrets pour la biodiversité et les secrets après-midis café entre voisins.

Depuis le bateau je perçois le fond sonore neutre des arbres murmurants par les racines et les cimes où s’engouffre le vent. Ils emballent la ville comme le coton le ferait. Ils s’inscrivent dans une continuité entre les espaces terrestre et fluvial. L’opacité luxuriante qu’ils créent m’invite à franchir un espace comme l’autre.

La ville est traversée par des axes en étoile, économes en terrain, pour pouvoir transporter les marchandises ou assurer la mobilité humaine avec des plateformes cinétiques solaires sur rails. Le bruit légèrement métallique qu’elles assurent rejoint la partition pour sublimer les autres couches de notes. Je paie ma contribution mobilité sans hésitation quand je vois le résultat. Respiration, audition, vue, mes sens sont restaurés.

Mes allers-retours chez le médecin ont diminué depuis la politique ambitieuse menée, la nature se charge de réparer en grande partie mes fonctions métaboliques abimées, et mon mental aussi. A mesure que la présence de la nature grandissait dans nos quotidiens, le calme et la légèreté de vivre gagnait aussi la population. Comme si ce mariage était nécessaire et attendu depuis des siècles de séparation. Je me souviens que la suppression de la voiture individuelle avait suscité des colères, vites apaisées par la gratuité des transports et le forfait mobilité intermodal universel.

« 🎵 La mer, qu’on voit danser le long des golfes clairs, a des reflets d’argent … 🎵 ». Dalida me sort de mon état hypnagogique, c’est mon téléphone en bois massif de forêts gérées qui m’interpelle. Ah, Nicki, mais qu’a-t-elle donc à me dire ? – « James ! Ramène- toi ! Les baleines sont revenues, on les a repérées par voie satellite et j’aimerais aller capter leurs chants. J’ai un projet de coopération avec l’opéra, on va faire de la musique symbiotique à la croisée des mondes, on va mêler chants lyriques et sons de la nature. J’ai besoin d’un bateau et d’un marin averti pour les approcher, j’ai pensé à toi. »

A ce moment, je suis déjà à bord de la péniche Navibus Breizille à propulsion électro-solaire qui me dirige en douceur et silence vers St Malo.

Nous approchons des écluses historiques de Bazouges/Hédé où un nouveau système d’ascenseur fluvial a été mis en place pour rejoindre le tunnel souterrain et son canal secondaire. Créé il ya dix ans par la région Bretagne, il permet une jonction rapide pour le transport public et les péniches.

Je discute avec le capitaine de la navette. Il reçoit alors un appel par radio VHF qui l’informe d’une mésaventure. Une pièce hydraulique majeure de l’échangeur des écluses vient de céder il y a quelques heures occasionnant un encombrement du lieu et l’attente de plusieurs navires.

Fort heureusement, le technicien sur place a de bonnes relations avec Helmut, le chef de service après vente de l’entreprise Franco-Allemande qui fabrique cette pièce à Dinan. Celui-ci lui indique que la nouvelle pièce pourra être acheminée dès le lendemain matin.

L’ensemble des passagers doit donc passer la nuit sur place. Le bus hybride se charge de nous transporter vers un grand gite local. Le lendemain midi, Helmut, muni de son pass mutimodal européen, ramène la pièce tant attendue en empruntant la ligne Dinan- Rennes et son VAL à propulsion électro-hydrogène.

Je peux continuer mon voyage sur la rivière de l’Ille en admirant les arbres qui longent le halage et l’apaisement qu’ils procurent. Je passe la vieille ville historique de Dinan et La Rance m’ouvre les bras. Je vais pouvoir rejoindre mon voilier puis Saint-Malo où m’attend Nicki.

J’aperçois le barrage de la Rance et ses turbines qui fournissent l’électricité du bassin malouin. Le bateau amarre tranquillement et mes compagnons de voyage en descendent le pas assuré vers la plateforme intermodale d’où partent les bus ou encore les vélos.

Moi, je préfère marcher, je sais que mon voilier Eole m’attend sur l’autre rive. Je jette mon sac à dos sur mon épaule, et me désaltère en récupérant de l’eau du fleuve à l’aide de ma gourde filtrante. Là, je l’admire : ce bateau est comme une prolongation de moi-même, nous avons tant rêvé ensemble. Je saute dans l’annexe pour le rejoindre et j’embarque souplement. Malgré mes cinquante-six printemps, à bord je me sens comme un jeune de vingt ans au plus. Je peux m’y déplacer les yeux fermés sous le cliquetis des drisses qui cognent le mat.

Nicki m’a demandé de ne pas trop la faire patienter Elle est à St Servan depuis hier, me guettant sans relâche. Je devine l’enthousiasme qui la transporte à cet instant.

Le vent est chaud, agréable, je monte la voile et aussitôt le mouvement se fait, doux, rond, paisible. Dehors aussi le calme, depuis que les voitures individuelles sont devenues obsolètes, on a retrouvé une clarté sonore, des sons qui avaient même disparu.

La traversée est courte, j’ai à peine le temps de mettre de l’eau chaude à bouillir que je la vois, debout à me faire de grands signes avec ses mains. J’accoste doucement et j’observe son large sourire et ses yeux rieurs qui me rappellent les oiseaux espiègles.