Histoires de sensibilités juridiques

Récit imaginé par Roselyne Allen, Hélène Beaumont, Caroline Rakotomihanta, Rose Rondelez et facilité par Cyril Breton et Jeanne Di Meglio dans le cadre l’atelier futurs proches réalisé le 25 septembre 2021 à Paris, bois de Vincennes en partenariat avec Désobéissance Fertile.

 

Thème de l’atelier : Et si le Vivant disposait véritablement de droits ? Comment nous, habitant·e·s de la Terre, les ferions nous vivre ?

 


Les deux portes branlantes de la Ferme Bleue se referment dans un grincement tandis que les derniers membres de l’audience s’installent dans la salle. Il y a un monde fou, ce jour-là, pour un évènement hautement émouvant pour la petite communauté.

Mille yeux sont tournés vers Raoul. Le contrevenant à la Déclaration Universelle des Droits de la Terre Mère n’a rien d’impressionnant. Petit, trapu et barbu sur son visage buriné, il lui reste peu de cheveux sur la tête, plaqués soigneusement sur le dessus de son crâne. Il est seul sur son banc, sauf son avocat sur son flanc droit.

Se lève alors l’assemblée quand pénètre enfin le Juge Lierre. Sa procession traverse le milieu de la salle, entonnant l’hymne de leur groupe, suivi aussitôt par l’ensemble des présents.

Le chant vibrant, un mélange d’hululement et de mélopée, rappelle une forêt en pleine nuit. La nature, ici, a repris tous ses droits. Chaque représentant de cette communauté de vie est invité à la reconnexion.

En effet, Raoul est fermier. Agriculteur betteravier, il a longtemps évolué dans une cité voisine et ne travaille dans les champs communautaires que depuis quelques mois. Cependant, la volonté de rassemblement n’est pas perçue à sa juste valeur par le pauvre Raoul. L’application stricte des lois, la confrontation aux différences de croyance sont autant de difficultés auxquelles il fait face.

Le juge frappe trois coups de marteaux sur l’estrade centrale de la ferme bleue.

– Silence, s’il vous plait ! Silence dans la salle ! Nous sommes aujourd’hui réuni·e·s dans la ferme bleue pour le procès de Raoul. Je laisse la parole à Maître Moustique pour nous rappeler les circonstances qui nous amènent à nous réunir en ce matin du 25 septembre 2030.

– Il y a deux jours, mon client, vers la fin de la journée, a constaté que sa récolte de betteraves avait été entièrement ravagée. En faisant un tour sur la propriété partagée de la communauté, il se rendit compte que seul son près carré avait subi de tels dommages. Il en déduisit que ce bousillage ne pouvait être qu’intentionnel. Fou-furieux, il chercha l’auteur de ces méfaits. À l’orée du bois, il aperçu un sanglier, le groin rougit à présent plongé dans ses salades. Pour défendre la culture de la communauté, il s’empara de son fusil et tira à bout portant. 

– Merci Maître Moustique. En tant que juge de cette affaire, j’appliquerai la sensibilité juridique du végétal lierre. Maître Moustique, en sa sensibilité juridique du moustique, sera l’avocat de Raoul. Enfin, l’avocat du plaignant a été désigné en la personne de Maître Laie. 

La jeune avocate représentant compère Sanglier prend sans attendre la parole.

– Une punition exemplaire contre Raoul est nécessaire. La vie de notre ami Sanglier est perdue inutilement, son crime est grave. Moi qui ai la sensibilité du Sanglier, je peux vous dire qu’il laisse derrière lui une laie et trois marcassins. C’est inacceptable. 

La tension est palpable dans l’assemblée. Raoul réveille des questionnements chez chacun d’entre eux. Chaque humain s’est déjà demandé où commence sa liberté, dans un carcan aussi limité que celle de la Déclaration Universelle. Est-ce que le crime commis par Raoul contre ce sanglier est punissable et à quelle hauteur ?

– Maître Moustique, pour la défense, la parole est à vous.

– Vous tous, présents, afin de réfléchir ensemble à cette affaire qui nous rassemble, je fais appel à votre intelligence sensible et de cœur. Ne laissons pas la part réactive et émotionnelle aveugler nos esprits et notre lucidité. Dans ce juste équilibre des cycles de transformation, la vie, la mort se côtoient, c’est comme ça. Bien sûr, toute forme de vie est à préserver, la loi et déclaration universelle l’inscrivent dans ce « vivre ensemble » qui exige vigilance et respect des droits et devoirs de chacun au nom de la sauvegarde du vivant. Cependant, posez-vous la question, quelle vie est plus précieuse et plus à sauvegarder qu’une autre quand il s’agit de survie, de besoin et de nécessité ? La vie d’un sanglier, la vie de toute une communauté, chacune menacée dans son intégrité ?

Laissez-vous sentir dans le cœur, est-ce que cet acte, violent et contestable certes, ne pourrait pas être considéré comme un sacrifice pour préserver le plus grand nombre ?

J’irais même plus loin, que dirait l’esprit du sanglier défunt, celui de la sécheresse qui sévit et compromet la récolte, celui de tous les vivants impliqués dans cette grande chaîne écosystémique, où chacun fait sa part pour contribuer, dans le respect aussi de ses nécessités, à créer équilibre et harmonie ?

Quels seraient la leçon et l’apprentissage à tirer de cette expérience douloureuse, qui ébranle la communauté ?

Reconnaître l’acte de bravoure du sanglier, au péril de sa vie, pour en sauver d’autres ? Reconnaître l’acte de bravoure de Raoul, sacrifiant une vie pour en sauver d’autres ?

Je vous invite à repenser grâce à cette épreuve, dont nous sommes tous victimes et responsables, tout l’équilibre de notre communauté, le partage des ressources et territoires dans une cohabitation juste et solidaire, respectueuse des besoins de chacun. Cette réflexion concerne aussi évidemment notre considération pour la famille du sanglier décédé.

Comment honorer une vie sacrifiée et tant d’autres sauvées ?

Comment œuvrer au bien-être et à préserver la vie dans une coopération de tous les règnes ensemble ?

Puisse la sagesse de la nature dans sa grande intelligence collective nous inspirer aujourd’hui.

Ne jugeons pas Raoul mais jugeons notre co-responsabilité à être vivants ensemble.

Que le dernier souffle de Mr Sanglier soit le premier pour aller encore plus loin dans notre transformation et considérons cela comme une nouvelle étape de notre initiation collective à élever notre conscience et à incarner pleinement cette loi. 

Et que Raoul, en hommage à la vie prise du sanglier, dans le respect de la mémoire de ce dernier, portée par sa femme et leurs 3 enfants, s’engage à être notre guide. 

Un grand silence concentré et connecté s’impose après la plaidoirie de maître Moustique. Le juge Lierre se décide alors à reprendre la parole en pesant ses mots :

– Après l’exposé des deux partis, il m’est fort difficile de prendre une décision qui conviendrait à tous. Nous avons signé depuis de nombreuses années les droits de la Terre Mère qui nous enjoignent au respect de tous les êtres vivants.

Aucun territoire n’est supérieur à un autre. Tous les vivants ont droit d’y évoluer librement dans le respect des cycles des écopotes.

Ainsi, compte tenu de ces prérogatives, je prends la décision d’imposer à Raoul un stage de ré-ensauvagement chez les Bonobos. Il devra donc se rendre dans la communauté Bolobo, à l’Ouest-sud de la ville du même nom, sur les rives du fleuve Congo. Son exil sauvage prend effet immédiatement pour une durée de 2 mois. 

Le coup de marteau du Juge Lierre retentit encore que la salle commence à se vider dans les délibérations et commentaires de l’Assemblée face à cette décision. La communauté se construit encore ; les nouvelles situations de négociations avec les vivants du bois se présentent régulièrement ; des procès comme celui-ci permettent de requestionner la position au monde de chaque citoyen·ne.